Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

Qu’il soit utilisé à des fins personnelles ou professionnelles, le courriel est un moyen de communication simple, rapide et pratique, tant et si bien que nous en recevons et en envoyons plusieurs dizaines par jour, ce qui nous oblige chaque fois à interrompre nos activités. Mais quels sont les effets de ces interruptions constantes sur notre productivité ?

En milieu de travail, le courriel est un des moyens de communication les plus utilisés. Flexible et polyvalent, il est employé en toutes circonstances et à toutes les sauces. Une réunion à planifier ? On organise la rencontre en un seul clic. Une question à poser à un collègue ?

On lui envoie un courriel au lieu de décrocher le téléphone ou d’aller lui parler en personne. Son omniprésence dans les bureaux est telle que plusieurs déplorent la perte de temps et la distraction qu’il occasionne.

Il faut dire qu’en moyenne, nous sommes interrompus environ 70 fois par jour par des courriels1, dont la moitié ne sont pas reliés directement au travail. Ainsi, en 2005, on évaluait à 11 minutes2 la période maximale durant laquelle un employé pouvait effectuer ses tâches sans être dérangé par les technologies de l’information, un chiffre qui a chuté à trois minutes à peine en 2013.

Et la situation est loin de s’améliorer avec les années3 ! Cette réalité s’avère d’autant plus préoccupante que même si la plupart des gens ne prennent que quelques secondes pour répondre à un courriel, il leur faut en revanche entre une et vingt-quatre minutes pour retrouver leur concentration et reprendre le travail là où ils l’ont laissé.

Alors, un atout ou non, le courriel ? Pour le savoir, nous avons mené une recherche4 sur la base de deux études effectuées auprès de vendeurs de firmes nord-américaines dans une relation d’affaires d’entreprise à entreprise (business to business ou B2B). L’une évaluait les conséquences des interruptions sur une base hebdomadaire et l’autre au quotidien. Et la réponse n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire…

Deux catégories de courriels

Qui n’est pas tenté d’arrêter sur-le-champ ses activités pour lire le courriel qu’il vient tout juste de recevoir ? Dans un contexte professionnel, ce réflexe presque pavlovien s’explique aisément. En effet, on craint de rater quelque chose ou de nous rendre compte après coup qu’une information importante nous est passée sous le nez.

Autre appréhension fréquente : l’accumulation incontrôlable de courriels. Avant que la situation ne nous échappe, nous préférons les consulter à mesure qu’ils déboulent dans notre boîte de réception. Enfin, les attentes des expéditeurs qui souhaitent obtenir des réponses rapides à leurs courriels créent une pression sur les destinataires. Résultat : il est extrêmement difficile de résister à l’envie, au besoin et même à la nécessité de lire ses messages.

Si les conséquences sur la productivité des travailleurs sont réelles, elles diffèrent en fonction du type de courriel reçu. Car il existe deux sortes de messages : ceux qui sont pertinents et ceux qui ne le sont pas. Par courriels pertinents, on entend les envois reliés aux activités principales que nous sommes en train d’accomplir.

On pense par exemple aux informations ou à des documents qui nous seront utiles pour accomplir une tâche. Il peut s’agir de la demande d’un client réclamant des renseignements supplémentaires sur un produit ou de l’ajout d’informations pertinentes au démarchage d’un client.

En revanche, un courrier électronique non pertinent, même s’il ne s’agit pas nécessairement d’un message personnel ou d’un pourriel, contient des éléments complètement étrangers à nos tâches du moment : rappel d’un rendez-vous téléphonique, demande d’un collègue qui a besoin d’aide pour monter un dossier, etc.

Pertinents ou pas, les courriers électroniques ont tendance à nuire à l’efficience au travail (work flow) dans la mesure où ils créent des interruptions plus ou moins longues : on lit les courriels, on y répond, on effectue d’autres tâches qui s’y rapportent, etc. Qui plus est, ces messages suscitent chez leurs destinataires un sentiment de surcharge de travail qui nuit lui aussi à la productivité.

Ces répercussions concernent non seulement le travail individuel mais aussi celui des équipes : les incidences négatives sur les individus se font sentir sur tout le groupe par effet de propagation et d’entraînement (ripple effect). De la même façon qu’un caillou jeté dans l’eau va former des cercles concentriques à la surface, il existe un phénomène de contagion lorsque le travail d’une personne est constamment interrompu par des courriels.

Le stress et les émotions négatives qu’elle éprouve « contaminent » les autres membres de l’équipe. Le sentiment d’être débordé, surchargé, constamment bombardé de demandes, se répercute sur le groupe non seulement parce que l’employé en parle à ses collègues mais aussi parce qu’il aura alors tendance, notamment, à déléguer davantage ou à commettre plus d’erreurs dans ses tâches, créant ainsi une pression accrue au sein de l’équipe.

Uniquement négatif?

Les messages pertinents ont tout de même un effet positif sur la performance du personnel. En effet, ils peuvent contenir des renseignements dont celui-ci aura besoin pour mener à bien ses tâches principales.

De plus, ils favorisent le développement de la pleine conscience (mindfulness) et d’un esprit alerte, car leur contenu aide les employés à examiner les problèmes sous un angle nouveau, à remettre les choses en perspective, à trouver des solutions, etc. En revanche, les courriels non pertinents n’offrent aucun de ces avantages.

Fait étonnant : on a constaté que ces principes ne sont valables que sur une base quotidienne. Lorsqu’on analyse les effets cumulés sur une semaine de travail complète, on remarque que certaines conséquences négatives reliées aux courriels non pertinents sont moins prononcées : les employés réussissent au fil des jours à s’adapter et à rattraper le temps perdu.

Parallèlement, les avantages associés aux courriels pertinents ont eux aussi tendance à s’estomper lorsqu’on étudie leurs effets sur une semaine. Enfin, le sentiment de surcharge provoqué par l’accumulation de courriels pertinents semble se dissiper sur une base hebdomadaire alors qu’il persiste dans le cas de messages jugés non pertinents.

Pour un meilleur usage du courriel

Lorsqu’un courriel arrive dans notre boîte de réception, l’idéal consisterait sans doute à terminer la tâche qu’on est en train de faire avant de le lire. À tout le moins, on pourrait en vérifier rapidement la pertinence et l’urgence puis reporter la lecture attentive et la réponse lorsqu’on aura suffisamment de temps. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire !

C’est pourquoi il est essentiel d’instaurer un certain nombre de pratiques pour que les employés réduisent d’eux-mêmes le nombre de courriels non pertinents qu’ils génèrent. Cela étant, un message électronique peut être pertinent pour celui qui l’envoie mais pas pour celui qui le reçoit, d’où l’importance pour les gestionnaires d’établir des normes et des pratiques communes à tous les membres de leurs équipes.

On peut par exemple convenir que les courriels de remerciements sont désormais inutiles et qu’il faut s’abstenir de « répondre à tous » si ce n’est pas indispensable. On peut aussi diriger certains types de communications (par exemple des messages à caractère social) vers d’autres plateformes de communication (réseaux sociaux comme Facebook, etc.).

La technologie peut aussi fournir des pistes de solution. Gmail et Outlook proposent déjà des boîtes de réception des messages prioritaires. Il est également possible d’avoir recours à des outils reliés à l’emploi du temps des membres du personnel afin de savoir sur quels dossiers urgents ils travaillent.


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Par exemple, il suffirait de trier les courriels en fonction des noms des expéditeurs ou de les filtrer par mots clés contenus dans l’intitulé ou dans le contenu des messages. Cependant, quelle que soit la méthode choisie, elle devra être flexible et pouvoir s’adapter à la réalité changeante des équipes et du travail à accomplir.

En somme, les courriels peuvent avoir des effets positifs sur la performance des employés et des gestionnaires si ceux-ci savent les gérer adéquatement et les utiliser judicieusement.


Notes

1 Jackson, T., Dawson, R., et Wilson, D., « Reducing the effect of email inter- ruptions on employees », International Journal of Information Management, vol. 23, n° 1, février 2003, p. 55-65.

2 Mark, G., Gonzalez, V. M., et Harris, J., « No task left behind ? Examining the nature of fragmented work », article produit à l’occasion de la conférence sur les facteurs humains dans les systèmes informatiques de l’ACM- SIGCHI, Portland (OR), avril 2005, p. 321-330.

3 Mark, G., Iqbal, T., Czerwinski, M., Johns, P., et Sano, A., « Email duration, batching and self-interruption : patterns of email user on productivity stress », article produit à l’occasion de la conférence sur les facteurs humains dans les systèmes informatiques de l’ACM-SIGCHI, San José (CA), mai 2016, p. 1717-1728.

4 Addas, S., et Pinsonneault, A., « E-mail interruptions and individual performance : is there a silver lining? », MIS Quarterly, vol. 42, no 2, juin 2018, p. 381-405.