Je suis employeure, je possède ma boîte de production télévisuelle. Je suis aussi cliente d’une foule d’entreprises, et donc une consommatrice. J’habite à Montréal. À ces différents titres, de ces différents observatoires, je pose le même constat que vous. La récente pandémie et le coup d’accélérateur donné au télétravail auront, en quelques mois à peine, réussi à faire ce que des années de velléités à peine murmurées peinaient à accomplir : modifier en profondeur et à jamais nos vies personnelles et professionnelles, transformant au passage les lieux que nous fréquentons, nos habitats, nos habitudes. Il en est de même pour tout ce qui concerne le travail.

Le déclencheur est bien évidemment la pandémie, ces longs mois où il a fallu se réorganiser à tous égards, repenser la manière de travailler, voire notre rapport même au travail. Avant le grand arrêt, le travail à distance existait, certes, mais avait mauvaise presse. Le travailleur qui réclamait UN jour à la maison passait pour un mauvais coéquipier, limite un tricheur, quelqu’un de pas net avec la fiche de paye.

Marie-France Bazzo

Marie-France Bazzo est sociologue de formation, productrice et animatrice.

En mars 2020, les technologies du numérique nous sont apparues comme des sauveurs et nous ont facilité la tâche. Zoom, Teams, Whereby et autres plateformes de réunion sont venues au secours des entreprises et ne sont plus jamais disparues de nos vies. Tout cela a déclenché, puis accéléré un vaste mouvement de décentralisation du travail de bureau. Le mode hybride – deux ou trois jours au bureau, le reste à distance – est désormais en voie de devenir la norme. Les chroniqueurs à la circulation le confirmeront. Dorénavant, routes et ponts sont moins achalandés les lundis et les vendredis. L’activité au centre-ville se concentre au milieu de la semaine.

Ce nouveau rapport au travail a eu des effets plus qu’anecdotiques. Sur la circulation, donc, mais aussi sur notre façon de nous vêtir. Si les ventes de vêtements mous et confortables ont bondi pendant la pandémie, les créateurs se sont inspirés de ce nouveau bien-être revendiqué, et on a vu apparaître dans toutes les collections talons plats, semelles compensées, coupes amples, même du côté des tailleurs. L’élégance revient, mais elle est souple et XXL.

Nos maisons ont aussi changé. On exige au minimum un coin travail, idéalement une pièce bureau.

Les nouvelles constructions l’incluent, et plusieurs préfèrent sacrifier une chambre d’amis à un agréable bureau tout équipé.

Le rapport à l’espace s’est modifié à l’échelle de nos villes. Les centres-villes reprennent très lentement du mieux, mais ne seront plus jamais pareils, maintenant plus tentés par du logement densifié que par de l’espace de bureaux. Ils cherchent une nouvelle vocation, alors que plusieurs travailleurs, encouragés par le télétravail, ont migré vers les banlieues, ou carrément vers des villages en région. Cet exode est remarquable.

Ce grand souffle de changement et de non-présence a non seulement bouleversé tout ce qui est périphérique au travail, mais il a transformé – et continue de transformer – le travail lui-même. Le fait de pouvoir effectuer son travail, dans certains secteurs, en mode hybride, est devenu un incitatif à l’embauche, dans un monde où les problèmes de pénurie de main-d’œuvre sont omniprésents. C’est un formidable moyen d’attirer des employés. Certains employeurs constatent même une augmentation de la productivité et notent la satisfaction générale de leurs employés.

Mais, plus profondément, se pose la question de la culture d’entreprise. Avant la pandémie, cette culture désignait l’ensemble des liens intangibles, un sentiment, même minimaliste, d’appartenance à l’entreprise, la reconnaissance de ce qui en constitue l’essence. On a vu naître et proliférer ces emblèmes, ces symboles ostentatoires de la «bonne culture d’entreprise», née avec les start-up et les nouvelles technologies : les tables de pool, les divans moelleux dans un open space, le barista maison qui trace des coeurs dans la créma des cappuccinos, sans oublier le menu «keto» à la cafétéria.

Avec la césure pandémique, tout ça a pris le bord. Les open spaces ont été désertés. L’entreprise a changé, ainsi que sa culture. Qu’est-ce qu’une gouvernance humaine, dorénavant? On a de la difficulté à pourvoir les postes, à gérer les demandes pressantes de décentralisation du travail. Surgissent parfois des questionnements sur la finalité de l’entreprise même. De beaux défis pour les gestionnaires…

Des liens, au-delà des lieux

Qu’est-ce que la culture d’entreprise, en 2023? Il ne s’agit plus d’attacher les employés. Pourtant, cette culture et ce lien sont capitaux. C’est un partage essentiel de valeurs, une allégeance à un but, un esprit de corps qui peut changer la donne. Comment l’instaurer si la majorité des employés ne se réunit qu’un seul jour par semaine, sinon jamais? Comment créer du lien, du social, de l’intangible?

Il le faut pourtant, particulièrement avec l’émergence d’une génération de travailleurs qui pratique la démission silencieuse, qui ne favorise pas l’affrontement, qui ne met pas tous ses oeufs dans le panier exclusif de la carrière.

Il faut savoir déléguer, valoriser concrètement les employés, les écouter, savoir garder la proximité malgré la distance, créer des occasions de se réunir autrement que pour les simples fins du travail. C’est complexe, difficile, mais plus que jamais nécessaire. Ça ne passe plus par les lieux, mais par les liens. Toutes les pistes sont valables, car tout est à inventer. C’est vertigineux, mais stimulant.

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion