Il faut penser autrement pour innover. Miguel Aubouy, chercheur à Mosaic, le Pôle créativité et innovation de HEC Montréal, a développé une expertise unique sur le processus d’innovation industrielle. Il décortique pour nous sa théorie à l’occasion des Entretiens Jacques-Cartier, qui se sont tenus à Lyon du 21 au 23 novembre.

Vous avez établi, avec la sociologue Céline Verchère, un cadre théorique pour illustrer les différentes étapes de l’innovation. En quoi consiste-t-il?

1re étape : trouver l’observation clef. Il ne faut pas regarder autour de soi de manière générale, mais trouver quoi observer. Prenons l’exemple de James Dyson, l’inventeur de l’aspirateur sans sac. Il s’aperçoit que lorsqu’il passe l’aspirateur, le sac se bouche et l’engin perd en aspiration, alors qu’il est neuf. Ce n’est pas une observation évidente, contrairement à ce qu’on pourrait croire. Mais lui l’a faite et cela nécessite une vraie curiosité. Auparavant, l’ingénieur britannique avait aussi inventé la brouette avec un ballon à la place de la roue, idéale pour ne pas s’enfoncer dans les terrains boueux, courants en Angleterre. Là aussi, il fallait y penser… S’il faut être obsédé pour innover – James Dyson cherchait un produit qui pourrait sauver son entreprise, alors en grande difficulté –, l’ouverture au monde doit cependant rester entière. Un innovateur comme Dyson a su concilier les deux attitudes, apparemment antagonistes : obsession et curiosité.

2e étape : former l’idée clef, c’est-à-dire trouver la solution. Quelques mois plus tard, Dyson est confronté à un problème de poussière plastique dans l’usine où il travaille. On lui signale une solution industrielle qui existe, un séparateur de particules. Instantanément, il comprend qu’il vient de trouver la solution. C’est la deuxième leçon : il faut une idée originale, bien sûr, mais elle doit aussi posséder les caractéristiques d’un lieu commun, c’est-à-dire qu’elle soit dans l’air du temps. Darwin élaborait sa théorie de l’évolution exactement à la même époque où Wallace étudiait l’origine des espèces… La plupart des inventions ont été faites simultanément, à différents endroits du monde et par des gens qui ne connaissaient pas.  

3e étape : fabriquer l’objet clef, ou comment trouver l’équilibre entre identité et métamorphose? Il faut être fidèle à son idée, car c’est le concept disruptif. Mais il va falloir la transformer en objet. La différence est fondamentale entre les deux. Pour ce faire, l’idée va acquérir des caractéristiques physiques, une forme, une odeur, etc. ce qui va la métamorphoser. Autrement dit, un inventeur ne fait jamais exactement ce qu’il a imaginé au départ. Dyson a fabriqué 5 127 prototypes, en 4 ans! Son idée a beaucoup évolué pour finalement connaître le succès qu’on sait.

Correspondant à chacune de ses étapes, il existe ce que vous appelez des « pôles négligés » dans la formation des étudiants. Expliquez-nous…

En tant qu’étudiant, on est littéralement « gavé » d’obsessions, qui prennent diverses formes : le scrupule, la méticulosité, la spécialisation, la spécification, etc. Mais à aucun moment, on ne nous apprend la curiosité. Le « lieu commun » est un deuxième pôle négligé. Non l’originalité, comme on pourrait le croire. Car le problème n’est pas d’avoir une idée originale, mais c’est d’en avoir une qui correspond à l’air du temps. Enfin, l’acceptation de la métamorphose est le troisième élément négligé. Nous sommes parfaitement éduqués à suivre une idée. Mais beaucoup moins à l’aise sur le fait que le processus va nous échapper si on veut la transformer en réalité, ce qui est le propre de toutes les inventions.

Plus généralement, vous estimez que notre formation scolaire n’est pas du tout propice à l’innovation…

Il existe en effet plusieurs outils intellectuels fondamentaux dans notre éducation qui s’avèrent parfaitement inadaptés au processus de l’innovation. Tout d’abord, la synthèse : la synthèse remplace la réalité par des connaissances. Elle est liée à une économie de production, pas de l’innovation. Si James Dyson avait demandé une synthèse, il n’aurait jamais inventé son aspirateur. Deuxièmement, les décisions consensuelles : quand un conseil d’administration doit voter pour ou contre un projet, ce n’est pas forcément la bonne idée qui va être retenue. Dyson a dû démissionner de son entreprise, car personne ne croyait à son aspirateur sans sac. Enfin, ce que j’appelle « l’esprit de suite », c’est-à-dire une forme de cohérence intellectuelle qu’on nous enseigne et qui consiste à suivre son projet de bout en bout, sans dévier de son idée originale, ce qui est parfaitement préjudiciable à l’innovation. Les outils de créativité ne sont rien si nous ne sommes pas formés à penser autrement.