Lorsqu’elles sont bien comprises et gérées de façon appropriée, les émotions au travail peuvent avoir plusieurs retombées positives. Dans ce domaine, une nouvelle technologie pourrait bien changer la donne et constituer un précieux outil pour les professionnels en ressources humaines.

Gérer la culture émotionnelle au sein de leur organisation est sans nul doute l’un des grands défis que les professionnels en ressources humaines auront à relever au cours des prochaines années1. En effet, l’impact des émotions sur la santé et sur le bien-être des employés au travail est énorme et pèse également lourd dans la balance en matière de rétention de personnel.

De nombreux chercheurs ont abordé la question des émotions en milieu de travail et leurs conclusions sont sans équivoque. Par exemple, la professeure israélo-américaine Sigal G. Barsade a déjà démontré que les émotions d’une seule personne peuvent, par effet de contagion, influencer celles de tous les autres membres d’une équipe, ce qui influe sur la productivité du groupe2.

Les travaux de Peter A. Totterdell et Karen Niven3, deux chercheurs britanniques, révèlent que l’humeur est directement liée à la satisfaction au travail, à la capacité de prendre des décisions, à la créativité et au taux d’absentéisme. Or, des troubles de l’humeur comme l’anxiété, le stress et l’épuisement professionnel sont désormais très répandus chez les employés; selon certaines études, ils affecteraient même 15 à 20% des travailleurs canadiens.

La gestion des émotions en milieu de travail

Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi la gestion des émotions en contexte organisationnel est cruciale. Jusqu’à présent, les outils mis à la disposition des employés et des gestionnaires dans ce domaine étaient rares. En effet, les sondages périodiques sur la satisfaction et l’engagement au travail ont leurs limites et ne sont pas toujours représentatifs de la réalité. En outre, ils profitent rarement à ceux qui y participent.

C’est ici que les nouvelles technologies entrent en scène et jouent un rôle important, pour autant qu’elles soient utilisées de façon éthique et transparente. À cet égard, le champ de recherche lié à l’informatique affective, aussi connue sous le nom d’intelligence artificielle (IA) émotionnelle, a connu un essor sans précédent au cours des dernières années, notamment sous l’impulsion de la professeure et directrice du Groupe de recherche en informatique affective du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Rosalind Picard4, une pionnière dans ce domaine. Cette technologie permet désormais aux machines non seulement de reproduire les émotions humaines, mais aussi de les reconnaître.

S’appuyant sur les connaissances issues de la communication non verbale5 et sur les récentes avancées en IA, l’informatique affective a développé de puissants algorithmes de reconnaissance automatique des expressions faciales et, par conséquent, des émotions. Le visage, qui compte 60 muscles, peut en effet traduire avec justesse toute la palette des émotions humaines : joie, tristesse, mépris, dégoût, peur… L’IA émotionnelle permet maintenant d’identifier les émotions derrière les expressions faciales. Une avancée remarquable qui a déjà trouvé des applications concrètes.

Comment utiliser l’IA émotionnelle en milieu de travail?

Pour créer au sein de leur organisation un environnement plus sain sur le plan émotionnel, tant les employés que les gestionnaires ont intérêt à reconnaître et à être conscients des différentes émotions qu’ils éprouvent. Ils pourront ainsi mieux les réguler, mais aussi détecter les signaux annonciateurs de problèmes plus graves comme l’épuisement professionnel ou la dépression, et les prévenir.

D’ores et déjà, de nombreuses entreprises privées travaillent activement à développer cette technologie et à démontrer son potentiel, comme la société Affectiva (dont Smart Eye a fait l’acquisition en 2021), qui s’intéresse notamment aux réactions des utilisateurs face aux médias et à la publicité. L’application chinoise EmotionCues permet aux professeurs de mesurer en temps réel les émotions dans leur groupe d’étudiants. Ces entreprises négligent malheureusement les enjeux éthiques importants qui découlent de l’utilisation de cette technologie.

La jeune pousse technologique québécoise EmoScienS utilise quant à elle la biométrie faciale pour d’aider les employés à reconnaître les émotions qu’ils vivent au travail, afin qu’ils puissent mieux comprendre ce qu’ils ressentent et favoriser leur bien-être. Le principe est simple : dès que l’employé active EmoScienS, la caméra de son ordinateur recueille ses expressions faciales tout au long de la journée. Par le biais d’un tableau de bord, la personne peut ensuite cibler les émotions qu’elle a éprouvées et les associer aux tâches qu’elle a accomplies. En l’espace de quelques jours, l’employé dispose aussi d’un profil émotionnel personnalisé, par exemple, 10% de joie, 10% de tristesse, 5% de surprise, etc. Une information très utile pour comparer et rester à l’affût des changements dans son paysage émotionnel, annonciateurs d’éventuelles difficultés.

En cas de déviation du profil habituel, un système de notifications et de recommandations s’avère également très utile pour aider l’employé à déterminer la source du problème et à réagir en ayant recours à des exercices de régulation émotionnelle, en utilisant des programmes Web ou en consultant un professionnel.

Cet outil contribue aussi à fournir de précieuses informations sur les émotions ressenties dans le cadre de différentes activités, un lien qui constitue la clé du bien-être émotionnel. De récentes recherches démontrent que lorsqu’il est question de santé mentale, les travailleurs préfèrent utiliser la technologie plutôt qu’avoir recours à une interaction humaine, ce qui rend ces outils encore plus pertinents.

Pour les professionnels en ressources humaines, les avantages de l’informatique affective sont également tangibles. Si les employés acceptent de partager leurs données de manière anonyme, celles-ci sont agrégées au groupe dont ils font partie. Les professionnels en RH disposent alors d’une photographie en temps réel des émotions ressenties par leurs équipes et sont alors mieux outillés pour soutenir la santé et le bien-être de leurs troupes et effectuer une «veille émotionnelle» en continu. Observer ces fluctuations les aidera aussi à agir au moment le plus approprié, en plus de leur permettre d’effectuer un suivi lorsque des événements surviennent, comme l’arrivée de nouveaux employés, l’introduction de nouvelles méthodes de travail ou la restructuration d’un service. Forts de cette information, ce professionnels seront en mesure d’intervenir en amont avant que la situation ne s’aggrave, tout en œuvrant à maintenir une culture émotionnelle positive. Ils pourront aussi évaluer les retombées de mesures visant à promouvoir le bien-être des employés, comme des abonnements au gym gratuits, des collations santé, une salle de relaxation, etc.

L’IA émotionnelle fournit aussi un éclairage intéressant à chaque étape du cycle de vie d’un travailleur, comme l’entrevue d’embauche, la formation et le développement de compétences, ou encore, l’accès à une promotion. Les possibilités sont légion.

Des enjeux éthiques

Récemment, de nombreuses voix se sont élevées pour nous mettre en garde contre les effets négatifs potentiels d’une mauvaise utilisation de l’intelligence artificielle. Plus que jamais, nous devons rester vigilants. Le Québec est d’ailleurs un leader en matière d’IA et d’éthique, et est même le berceau de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle. Cette déclaration repose sur dix grands principes. Les gestionnaires en ressources humaines doivent se familiariser avec ceux-ci pour faire des choix judicieux et éthiques en matière de technologie et d’informatique affective6, d’autant plus que ces nouveaux outils ont le potentiel de transformer profondément les pratiques managériales. Leur offre se multipliera sans aucun doute à très court terme.

Pour s’assurer de faire des choix éthiques et transparents, il est possible de se baser sur les principes énoncés dans la Déclaration, notamment celui qui a trait à la responsabilité, qui prévoit qu’aucune décision managériale ne devrait être prise par la technologie seule et que des joueurs clés, comme les gestionnaires de ressources humaines, devraient systématiquement participer au processus.

Autre élément à garder en tête : les outils ne doivent pas autoriser l’accès à des données individuelles – hormis pour les employés utilisateurs–, mais doivent être anonymisées ou diffusées pour l’ensemble groupe. Ainsi, un gestionnaire n’a pas à savoir qui éprouve le plus souvent de la frustration, mais plutôt quel est le degré moyen de frustration parmi dix employés membres de son équipe. Cet indicateur peut fournir des informations cruciales dans le cadre d’une stratégie globale d’amélioration du bien-être des employés au travail.

De plus, pour garantir la confidentialité des données récoltées et le respect de leur vie privée, seuls les employés devraient être habilités à décider s’ils souhaitent utiliser ces outils et à quel moment. Par ailleurs, il est primordial de générer des données en temps réel qui ne seront pas stockées ou susceptibles d’être piratées. Alors, êtes-vous prêt à monter dans le train de l’IA émotionnelle?

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion


Notes

1 - Lirio, P., et Plusquellec, P., «Affective computing technology ushers for fostering an emotionally healthy workplace», Strategic HR Review, vol. 22, n° 4, 2023, p. 121-125; Newey, M., «Mental health: working from home and the use of technology», Strategic HR Review, vol. 20, n° 4, 2021, p. 114-118; Barsade, S. G., et Gibson, D. E., «Why does affect matter in organizations?», The Academy of Management Perspectives, vol. 21, n° 1, 2007, p. 36-59.
2 - Barsade, S. G., Coutifaris, C. G. V., et Pillemer, J., «Emotional contagion in organizational life», Research in Organizational Behavior, vol. 38, 2018, p. 1-16.
3 - Totterdell, P. A., et Niven, K., Workplace Moods and Emotions: A Review of Research, Scotts Valley (Californie), CreateSpace Independent Publishing, 2014, 58 pages.
4 - Picard, R. W., «Affective computing: Challenges», International Journal of Human-Computer Studies, 2003, vol. 59, n°s 1-2, p. 55-64.
5 - Plusquellec, P., et Denault, V., «The 1000 most cited papers on visible nonverbal behavior: A bibliometric analysis», Journal of Nonverbal Behavior, vol. 42, n° 3, 2018, p. 347-377.
6 - Lirio, P., et Ben Said, H., «Les professionnels RH dans le recours à l’IA : acteurs clés pour garder l’humain dans la boucle!», Revue RH, vol. 26, n° 1, 2023, p. 38-40.