Si les personnes ont la faculté d’apprendre, le savoir individuel et collectif ne se transforme pas spontanément en apprentissage organisationnel. Malgré les progrès fulgurants de la technologie, les défis pour faire des entreprises des organisations apprenantes demeurent nombreux. L’amélioration continue, notamment grâce aux katas, peut aider à mieux comprendre ces enjeux.

Il y a 40 ans, le théoricien des organisations Chris Argyris échafaudait le concept d’organisation apprenante dans son article intitulé « Double Loop Learning in Organizations », publié dans la Harvard Business Review. En dépit du chemin parcouru depuis lors, on constate qu’il reste encore beaucoup de travail à faire, même si Toyota a fait un grand pas en avant à ce chapitre et constitue un modèle avec ses pratiques d’amélioration continue.

Le kata d’amélioration et le kata de coaching à la rescousse

L’amélioration continue, ou kaizen en japonais, désigne une approche selon laquelle tous les membres d’une organisation cherchent de meilleures façons de faire les choses. À ce chapitre, Toyota a inspiré des milliers d’entreprises dans le monde entier grâce à la Toyota Way et, plus généralement, à la production Lean, devenue la gestion Lean (ou pensée Lean). Ainsi, au fil des ans, plusieurs chercheurs ont étudié en profondeur le fonctionnement de ce constructeur automobile. L’un d’eux, Mike Rother, a proposé en 2010 le kata d’amélioration et le kata de coaching, qui sont des routines modélisant les comportements tacites des leaders, des gestionnaires et des employés de Toyota pour résoudre des problèmes, s’améliorer et s’adapter de manière continue.

Ainsi, dans ce monde où les distractions abondent et où la surcharge d’information s’avère phénoménale, les routines kata peuvent aider les individus et les organisations à se concentrer sur les obstacles qui les empêchent de relever leurs défis avec succès.

L’effet du kata sur le cerveau

La routine établie par un kata peut discipliner notre cerveau. Selon la théorie de Daniel Kahneman, psychologue, lauréat d’un prix Nobel d’économie et auteur de l’ouvrage Système 1 / Système 2 – Les deux vitesses de la pensée, paru en 2012, il existe deux façons de traiter l’information : le mode de réflexion rapide (système 1) et le mode de réflexion lent (système 2). Lorsqu’on est aux prises avec un problème, le système 1 agit comme une machine afin de tirer rapidement des conclusions. C’est ce qui a permis à Homo sapiens de survivre pendant des milliers d’années. Or, dans une entreprise, cette façon de faire n’est pas forcément la meilleure. Certains auteurs1 ont d’ailleurs montré que ces efforts désordonnés pour parer au plus urgent nuisent à l’apprentissage organisationnel. Ainsi, le kata a en quelque sorte pour fonction d’appeler le système 2 à la rescousse afin de ne pas tomber dans le piège du « mode solution ». Le kata montre également l’importance d’apprendre la résolution de problèmes avec le corps, et ce, grâce à des cycles d’expérimentation rapide et à une pratique assidue avec l’aide d’un coach. Nous sommes des êtres d’habitudes et, comme l’a écrit l’universitaire américain Michael J. Marquardt, « il n’y a pas de véritable apprentissage sans action ». D’ailleurs, la recherche sur les organisations apprenantes montre que des procédures et des standards statiques ne suffisent pas. C’est plutôt dans l’action, l’explicitation et le partage du schéma mental qui sous-tend le système intégré de la gestion de la performance qu’on peut véritablement construire cette mémoire organisationnelle2.

Vers l’organisation apprenante

Comme l’a souligné l’auteur Peter Senge dans La Cinquième Discipline – L’art et la manière des organisations qui apprennent, pour développer une culture d’amélioration continue au sein d’une entreprise, celle-ci doit pouvoir intégrer quotidiennement le travail et l’apprentissage. Or, c’est justement ce que les katas d’amélioration et de coaching proposent : une organisation qui apprend par l’entremise de personnes qui apprennent.

De la même façon, les salles de pilotage et les stations visuelles mises en place dans de nombreuses organisations procurent à notre cerveau d’Homo sapiens chasseur-cueilleur un environnement visuel qui lui permet d’emmagasiner rapidement une grande quantité d’information tout en l’aidant à cibler l’essentiel et à faire fi des distractions propres à nos environnements complexes.

En effet, les Homo sapiens arrivés dans la grande histoire de notre planète il y a 200 000 ou 300 000 ans étaient encore des chasseurs-cueilleurs il y a 12 000 ans à peine3. Ainsi, nos gènes et, dans une certaine mesure, nos esprits sont encore ceux des chasseurs-cueilleurs : notre ADN est toujours en phase d’adaptation. Comme l’a écrit John Medina, biologiste moléculaire du développement et auteur du livre Les 12 Lois du cerveau, « le cerveau semble être conçu pour (1) résoudre des problèmes (2) liés à la survie (3) dans un environnement extérieur instable et (4) le faire en mouvement presque constant ». John Medina a aussi indiqué que le cerveau ne peut pas effectuer du travail multitâche lorsqu’il s’agit d’une tâche cognitive et qu’il doit donc se concentrer sur une seule chose à la fois.

En plus de ces caractéristiques du cerveau, il faut se rappeler que l’être humain naît avec un cortex cérébral prématuré dont les connections synaptiques vont continuer à se former tout au long du développement de l’enfant. Ainsi, nous mettons beaucoup de temps à passer de l’enfance à l’âge adulte. De ce fait, les êtres humains se prêtent particulièrement bien à l’éducation et à la socialisation, et l’apprentissage collectif se construit autour d’apprentissages individuels. Si on trace un parallèle avec le monde de l’entreprise, cela met en lumière la nécessité vitale pour nos organisations de retenir et de développer leurs ressources humaines. En effet, bien souvent, la mémoire organisationnelle disparaît avec les individus…

Essayer, apprendre et adapter

Dans l’histoire du monde, l’amélioration continue en est encore à ses balbutiements. Le fait que de nombreuses organisations aient opté pour le système intégré de gestion Lean, dont deux des éléments clés sont les salles de pilotage et le kata, semble cohérent avec ce que nous sommes toujours – des chasseurs-cueilleurs – et représente une avenue prometteuse pour soutenir le rythme des progrès technologiques. L’universitaire américain John Ettlie recommande d’accompagner les innovations technologiques d’innovations administratives de portée similaire. Comme l’a mentionné Mike Rother, nous ne connaissons pas encore les obstacles que nous devrons surmonter un jour. Le mieux que nous puissions faire est de connaître la façon dont nous allons faire face à l’inconnu et à la complexité.

L’auteur Rick Nason nous rappelle dans son livre It’s Not Complicated que même s’il « n’y a pas de solution à la complexité », celle-ci peut être contrôlée ; c’est là la différence fondamentale entre résoudre des problèmes et les gérer. Selon Nason, dans un environnement complexe, des ajustements constants et continus doivent être effectués en utilisant une démarche de type « essai, apprentissage et adaptation ». Celle-ci nécessite de l’expérimentation, de la créativité et un haut degré de tolérance à l’échec plutôt que de la connaissance, de l’obéissance et du conformisme.


Notes

1 Tucker, A. L., Edmondson, A. C., et Spear, S., « When Problem Solving Prevents Organizational Learning », Journal of Organizational Change Management, vol. 15, n° 2, 2002, p. 122-137.

2 Kim, D. H., « The Link between Individual and Organizational Learning », Sloan Management Review, vol. 35, n° 1, octobre 1993, p. 37-51.

3 Harari, Y. N.Sapiens – Une brève histoire de l’humanitéParis, Albin Michel, 2015, 512 p. 


Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste