Article publié dans l'édition Hiver 2020 de Gestion

L’environnement d’affaires étant de plus en plus incertain, les équipes de travail sont de moins en moins stables. Elles sont souvent créées de façon ponctuelle, selon les circonstances et les projets.

Comment s’orchestre la formation de ces équipes temporaires alors que la réussite d’une entreprise repose sur la capacité de ses dirigeants à soutenir cette nouvelle façon de travailler ? Portrait des pratiques observées dans l’aviation civile.


LIRE AUSSI : « Dossier : les équipes au cœur de la gestion - Accompagner pour changer : Le succès d’une transformation »


Depuis des décennies, faire équipe est au cœur des activités des professionnels de l’aviation. Les équipages se forment et se dissolvent lors de chaque vol. Une des activités essentielles à la formation d’une équipe est le breffage pré-vol, qui a lieu tout juste avant l’embarquement des passagers.

Cette réunion est menée par le directeur de vol. Il s’agit du moment où les agents de bord font connaissance et discutent du vol en préparation. Un breffage complet permet entre autres à chacun des membres de l’équipage de connaître son rôle, ses tâches, ses collègues, et d’échanger sur les procédures de sécurité.

Deux approches : directive ou d’émergence

Un breffage peut être mené de façon directive. L’attribution des rôles et des responsabilités se fait en fonction de l’ancienneté. Le directeur de vol offre le premier choix à l’agent de bord qui a le plus d’expérience, puis il attribue les postes restants aux autres membres d’équipage selon leurs années d’ancienneté et leurs états de service.

Le directeur de vol a alors recours à une technique d’interrogation pour préparer son équipe : il pose des questions notamment sur les procédures à suivre, sur les caractéristiques de l’appareil et sur les étapes du service aux passagers. Les agents de bord doivent répondre promptement afin que le directeur de vol puisse parcourir l’ensemble du contenu de la réunion.

On peut aussi effectuer le breffage de manière émergente. Le directeur de vol commence par se présenter, puis il énumère brièvement ses forces et ses faiblesses en signalant ce qu’il préfère accomplir à bord et ce qu’il souhaite confier à d’autres membres de l’équipage.

Son exposé est fait de telle sorte que les membres de l’équipage puissent enchaîner avec leurs propres témoignages. Un agent de bord peut alors informer ses collègues qu’il a une formation d’infirmier ; un autre peut indiquer qu’il maîtrise le mandarin. Connaître les faiblesses des autres est tout aussi utile.

Par exemple, si un membre de l’équipage a peur du sang, il sera compris que cette personne pourra s’abstenir de donner les premiers soins à quelqu’un et laissera intervenir un autre agent de bord.

Ce type de discussion permet en général d’attribuer graduellement les rôles et les responsabilités de chacun avant le vol. Pour y parvenir, le directeur de vol invite les membres de l’équipage à parler et souligne certains points à aborder. Il peut aller jusqu’à faire état de ses propres craintes et des défis à prévoir durant le vol afin de stimuler les échanges. Chaque membre de l’équipage peut poser des questions et ainsi tirer profit des connaissances de tous ses collègues.

Les avantages de l’approche d’émergence

Dans l’industrie du transport aérien, la plupart des directeurs de vol ont aujourd’hui adopté l’approche d’émergence. Toutefois, cette démarche n’est pas toujours facile à mettre en œuvre, car elle semble aller à l’encontre du bon sens pour certains. De nombreux gestionnaires sont encore de la vieille école et leur conception du leadership est très souvent directive. Les modèles auxquels ils ont été exposés lors de leur formation ne cadrent pas toujours avec les méthodes à favoriser aujourd’hui.

L’approche choisie influence l’évolution de la structure de fonctionnement de l’équipe, c’est-à-dire la désignation des membres de l’équipe pour effectuer des tâches précises et le choix des moments auxquels ils doivent les exécuter.

Une structure de fonctionnement comprise par l’ensemble des membres de l’équipe, aussi appelée « mémoire transactionnelle1 », permet à l’équipe de coordonner efficacement ses actions.

Une approche directive fait en sorte que seules les personnes qui ont de l'assurance participent aux échanges alors que les autres se taisent. Dans ce cas, un directeur de vol n’est pas en mesure de déceler un besoin particulier et d’y répondre judicieusement.

À l’inverse, une approche d’émergence fait en sorte que l’efficacité de l’équipage relève de l’ensemble du groupe ; les agents de bord connaissent les responsabilités de chacun puisqu’ils ont tous participé à la répartition des rôles lors du breffage.

Qu’elle soit directive ou d’émergence, l’approche adoptée a aussi un effet sur les relations qu’entretiennent les membres de l’équipage. Dans un contexte d’approche directive, le caractère hiérarchique des relations au sein d’un équipage tend par exemple à accentuer les différences de statut entre ses membres : les moins expérimentés risquent ainsi d’être mis à l’écart.

Or, l’approche d’émergence permet de tirer profit des premières interactions entre les gens afin de créer une atmosphère de solidarité et d’entraide2. Les membres de l’équipage développent alors une vision commune, ce qui donne le ton à leur collaboration tout au long du vol. L’approche d’émergence permet donc de satisfaire les conditions fondamentales en matière de leadership d’équipe.

Elle facilite la compréhension des tâches, la structuration et la coordination de leur réalisation, de même que l’acquisition de l’information et des autres ressources nécessaires. Elle favorise aussi le développement de relations interpersonnelles harmonieuses et l’adoption d’attitudes positives au sein d’une équipe. Une approche qui réunit ces deux conditions mène habituellement à une meilleure performance des équipes3.

Les défis de l’approche d’émergence

L’être humain tend à préférer les gains à court terme et à éviter à tout prix de se mettre dans une position vulnérable. L’approche directive permet justement de gagner du temps en amont et de contrôler la situation dès les premiers échanges, lors desquels les difficultés potentielles surgissent généralement. Toutefois, cette approche impose une structure de communication qui tend à nuire à la réactivité de l’équipage et à ralentir l’exécution des tâches pendant le vol.

Un équipage formé selon une approche directive tend à se tourner vers le directeur de vol dès qu’un problème survient. Une fois enracinée, une telle habitude demande plus de temps à changer, et c’est ce qui induit un risque élevé de vulnérabilité. En effet, un directeur de vol a besoin d’une équipe forte, capable de réagir rapidement et de façon autonome aux imprévus.


LIRE AUSSI : « Dossier : les équipes au cœur de la gestion - Mobiliser en dépit des distances : Le défi des équipes délocalisées »


À l’instar de ce qu’on observe dans le secteur du transport aérien, la diversité au sein des équipes demande, dans la plupart des organisations, une grande capacité d’adaptation de la part des personnes qui les dirigent. Les défis de l’approche d’émergence en sont alors multipliés, tout comme ses bienfaits. Pour établir les bases d’un travail d’équipe efficace, il faut justement oser adopter une telle approche.


Notes

1 Wegner, D. M., « Transactive memory – A contemporary analysis of the group mind », dans Mullen, B., et Goethals, G. R. (dir.), theories of group Behavior, New York, Springer, 1987, p. 185-208.

2 Voir notamment Edmondson, A. C., the Fearless organization – creating psychological safety in the Workplace for Learning, innovation, and growth, Hoboken (NJ), John Wiley & Sons, 2018, 256 pages.

3 Burke, C. S., Stagl, K. C., Klein, C., Goodwin, G. F., Salas, E., et Halpin, S. M., « What type of leadership behaviors are functional in teams? A meta-analysis », Leadership quarterly, vol. 17, n° 3, juin 2006, p. 288-307.