Article publié dans l'édition printemps 2016 de Gestion

L’entreprise familiale est le type d’entreprise le plus répandu au Québec, au Canada et même partout dans le monde. À l’échelle locale, elle génère à elle seule 70 % de la création d’emploi. Toutefois, la succession des entreprises échoue trop souvent, privant ainsi les familles et l’économie nationale d’une importante source de prospérité. Que doit faire la génération actuelle pour mieux préparer la prochaine à reprendre les rênes ?

Dans la plupart des entreprises familiales, des membres de la famille occupent souvent des postes de direction et ont l’intention de léguer l’entreprise à leurs enfants. Cependant, dans certains cas, des problèmes surviennent, notamment des conflits, du népotisme ou des comportements irresponsables de la part des héritiers. L’instauration par les parents, tôt dans la vie des enfants, d’un environnement favorisant l’apprentissage et les relations sociales saines – tant à la maison qu’au sein de l’entreprise elle-même – prévient de tels problèmes et permettra aux successeurs de développer des attitudes et des aptitudes dignes de dirigeants.


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Exigences d’apprentissage

Nous avons établi, lors de travaux antérieurs, six types d’apprentissages, chacun pouvant permettre le développement d’attitudes, de savoirs et de compétences favorisant la reprise des affaires par la prochaine génération de dirigeants d’entreprises familiales (voir tableau, page ci-contre). Ils s’appliquent à tous les stades de la vie et dans divers milieux.

  • La gestion d’une entreprise exige des valeurs morales, c’est-à-dire la conviction qu’un comportement éthique est essentiel à des relations harmonieuses. Cet apprentissage institutionnel est le produit de l’intégration sociale au sein du groupe.

  • La discipline personnelle, c’est-à-dire le travail acharné et la volonté de retarder la gratification, est également essentielle. Cet apprentissage structurel se fait par l’entremise de règles, de directives et de mesures incitatives.

  • Les aptitudes sociales et politiques sont tout aussi importantes, car une personne ayant une bonne estime de soi aide les gens à interagir de manière positive et confiante. Ces compétences sont issues de l’apprentissage interactif, qui consolide les caractéristiques positives de la personnalité.

  • Les entreprises pérennes doivent constamment se renouveler et avoir la volonté d’essayer de nouvelles approches. L’apprentissage expérimental, c’est-à-dire lorsque les gens apprennent par essais et erreurs, se révèle ici indispensable.

  • Les connaissances techniques et relatives aux affaires constituent aussi des éléments centraux qui proviennent de l’apprentissage analytique, de la collecte et de l’analyse d’information.

  • Enfin, la direction d’une organisation requiert de la perspicacité et de la réflexion, soit la capacité d’établir un équilibre entre des priorités personnelles et celles de l’entreprise. L’apprentissage logique, qui sert à approfondir le raisonnement, est étroitement lié à cette capacité.

Le foyer familial

Le sentiment de propriété et d’attachement émotionnel à l’entreprise, l’harmonie dans les relations interpersonnelles et les valeurs morales sont souvent le produit des expériences d’apprentissage vécues tôt chez l’enfant au sein du foyer familial. L’apprentissage des valeurs, via la socialisation et les modèles à émuler, joue ainsi un rôle essentiel. Chez un de nos clients, la matriarche, première épouse du défunt fondateur, rappelait constamment aux jeunes membres de la famille l’histoire de leur entreprise, ses contributions à la communauté et les devoirs de leur famille envers leurs employés et leurs clients. Les valeurs de la famille et de l’entreprise étaient on ne peut plus claires.

L’apprentissage structurel pour enseigner la discipline à travers des règles à suivre et des tâches à accomplir est également crucial. Plusieurs familles que nous avons étudiées étaient pieuses, modestes et économes, et leurs valeurs occupaient une place centrale dans leur vie. Par exemple, les enfants étaient encouragés à verser une partie de leur allocation hebdomadaire à des œuvres de charité dès leur plus jeune âge. C’est au sein de la famille que l’on apprend aux enfants à socialiser avec les autres, à faire des compromis, à avoir de l’empathie et à apporter leur contribution à la communauté de manière constructive. Cette façon de fonctionner porte ses fruits, car les enfants gâtés et indisciplinés peuvent faire des adultes paresseux et capricieux qui entretiendront des relations houleuses avec leurs parents et leur fratrie, ce qui peut nuire à l’entreprise.

modes apprentissages famille

Rassemblements familiaux

Le fait de créer des occasions pour que les membres de la famille puissent se rapprocher est aussi bénéfique à la gestion de l’entreprise. Pendant de nombreuses années, les membres de la famille qui dirigent la firme Estée Lauder ont soupé ensemble tous les vendredis soir pour discuter des affaires. Les plus jeunes écoutaient les plus âgés parler de l’entreprise, des projets et des défis à venir, et ils étaient invités à participer à la discussion et à proposer des idées à partir d’un très jeune âge. Ce processus de participation leur a permis à la fois d’acquérir des connaissances relatives aux affaires et de développer un attachement fort envers l’entreprise et sa mission.

Formation scolaire standard

La tentation est souvent forte chez certaines familles de laisser les enfants abandonner leurs études afin qu’ils se joignent à l’entreprise plus tôt ou encore de leur faire suivre uniquement des cours pertinents pour l’entreprise. Toutefois, la qualité de l’éducation et les expériences qu’elle offre sont importantes pour le développement des aptitudes, plus d’ailleurs que le domaine de spécialisation en soi. Cela augmente la crédibilité du jeune aux yeux des parents, des autres employés et de ceux qui souhaitent se joindre à l’entreprise.

L’éducation classique donne aussi aux jeunes héritiers la chance d’en apprendre davantage sur leurs intérêts et leurs talents, donc de découvrir s’ils souhaitent réellement prendre part aux affaires familiales.


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Mentorat

Les apprentissages se font également au sein de l’entreprise familiale ou ailleurs. Ils constituent une manière intime de former des cadres familiaux potentiels en les faisant évoluer dans divers rôles, voire à des postes de bas niveau, au cours d’emplois d’été ou juste après l’université. Les cadres supérieurs familiaux peuvent s’arranger pour agir à titre de mentors eux-mêmes ou trouver autres personnes au sein de l’entreprise pour le faire.

Cheminement vers les postes de gestionnaire

La formation doit continuer tout au long de la carrière pour renforcer les compétences de gouvernance en ce qui a trait aux ressources clés de l’entreprise familiale, notamment la culture d’entreprise, les relations avec les partiesprenantes et le capital social. Les plans de carrière peuvent permettre d’acquérir les savoir-faire inhérents à plusieurs fonctions, pour lesquelles les aînés peuvent former les plus jeunes. Ce processus permet non seulement à ces derniers de tirer des apprentissages de la formation mais aussi aux plus âgés d’en apprendre davantage sur les capacités de leurs futurs successeurs.

Relations et réseaux personnels

Les entreprises familiales les plus prospères investissent dans des relations à long terme fondées sur la confiance avec les clients, les fournisseurs et les employés clés. Les membres de la famille devraient être formés à reconnaître les facteurs qui favorisent et entretiennent ces relations cruciales. Au sein de la PME Robert Paquette Autobus et fils, le PDG a présenté sa fille à ses plus importants clients, l’a laissée observer les interactions et l’a même invitée à y participer, notamment lors de négociations avec la banque pour un prêt. Lorsqu’un débutant accompagne un cadre à une rencontre avec un associé, il obtient des informations sur la relation, acquiert des compétences en négociation et accroît sa crédibilité.

Capital social

Le capital social peut prendre la forme d’une bonne réputation quant à la qualité du service ou du produit, le sens de l’éthique ou la fiabilité. Les membres de la famille qui font leurs premiers pas dans l’entreprise doivent être formés en ce qui concerne les sources précises de ce capital, ses avantages et la façon de le cultiver. Chez le Groupe Germain Hôtels, les membres expérimentés de la famille ont toujours insisté auprès des plus jeunes sur l’importance d’être authentique et de prendre soin des clients.

Culture d’entreprise

La culture d’entreprise est un ensemble de suppositions et de convictions que les membres partagent au sujet de l’entreprise et de son milieu. La culture d’entreprise peut être difficile à assumer, et la tentation est parfois forte d’oublier les traditions pour maximiser les résultats. Un des moyens de prévenir cela consiste à prêcher par l’exemple et à montrer les avantages de cette culture aux plus jeunes qui se joignent à l’entreprise. Cela a été le cas chez les détaillants Simons et Saputo, où les membres de la famille ont fait leur entrée dans les affaires familiales à un très jeune âge.


Pour en savoir plus

  • Le Breton-Miller, I., et Miller, D., « Learning stewardship in family firms », Academy of Management Learning and Education, vol. 14, n° 3, 2015, p. 386-399.
  • Miller, D., « A preliminary typology of organizational learning », Journal of Management, vol. 22, n° 3, 1996, p. 485-505.
  • Miller, D., et Le Breton-Miller, I., Réussir dans la durée – Leçons sur l’avantage concurrentiel des grandes entreprises familiales, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, 404 pages.