Dans l'article précédent, nous avons parlé du premier de trois points de convergence que Frédérick Laloux remarque entre les nouveaux modèles de management déployés par des entreprises libérées comme Buurztorg, Patagonia ou encore Sun Hydraulics. Nous poursuivons ici avec les deux autres et nous nous interrogeons.

La plénitude comme rempart contre l'excès d'égo

Le concept de plénitude s'appuie sur le constat suivant : les organisations d'aujourd'hui nous forcent à porter un masque, c'est-à-dire à laisser à la maison qui nous sommes véritablement comme personne. Si elles valorisent l'ego comme force de motivation et de combativité, le contexte des entreprises modernes a tendance à réprimer ce qui fait pourtant partie de nous-mêmes : nos doutes, nos faiblesses, nos zones d'ombre, notre « partie profonde ». Ce masque serait à l'origine du désengagement de plusieurs employés et gestionnaires, dû en partie à la perte de sens au travail.

Des entreprises innovantes ont institué une pratique visant à ce que l'ego prenne moins de place au profit de l'authenticité, donc de la plénitude. Elles réinventent les pratiques de recrutement afin que les candidats « baissent le masque » et parlent d'eux-mêmes et même de ce qui est moins reluisant plutôt que de ne faire miroiter que le plus beau. Elles explorent de nouvelles façons de faire pour que les échanges soient plus vrais, plus profonds, plus humains pourrait-on dire. Par exemple certaines de ces entreprises ont institué une pratique visant à ce que l'ego sorte des réunions. Dès que l'ego fait son apparition, on frappe une cymbale qui impose un temps d'arrêt et de réflexion. D'autres ont mis en place des temps ou programmes de méditation ou d'autres moyens de retrouver la pleine conscience.

La raison d'être évolutive comme vision

Le concept de raison d'être évolutive est le plus déroutant. La mission de Buurtzorg, qui offre des soins à domicile, n'est pas adossée à un objectif de croissance, mais de satisfaction de la clientèle. Sa vision est de faire en sorte que les patients mènent la vie la plus riche et la plus autonome qui soit. De là, l'organisation ne cache pas sa recette, mais la partage avec ses concurrents pour qu'ensemble ils puissent créer un monde meilleur. Peu d'entre eux ont réussi à les imiter à ce jour, autant en termes de pratiques de gestion que de résultats financiers. Qui plus est, ce sont les employés au sein de l'organisation qui proposent les objectifs, les points à améliorer, et ce, à partir de qu'ils ont constaté sur le terrain et du retour de leurs patients. Le rôle de la direction consiste ensuite à élaborer les stratégies et voir à leur exécution, à innover et à répandre l'innovation dans tout le pays. Comme la nature, l'organisation apprend de ce qu'elle vit et elle provoque l'évolution.

Davantage une évolution qu'une révolution du management

Qu'un nouveau modèle de management tende à émerger, soit. Mais les organisations ne changeront pas du jour au lendemain et les observations de Frédérick Laloux doivent être tenues pour ce qu'elles sont : davantage des pistes inspirantes que des panacées. Ces pratiques posent aussi la question de la transition. En groupe de discussion à la suite de cette conférence, quelques questions ont fait émerger quelques réponses.

  • Par où commencer? Doit-on créer une rupture pour réaliser une transition vers un modèle basé sur l'autogestion?

Tout dépend de la personnalité de la tête dirigeante, de son style, de ses convictions. Une façon d'opérer une transition en douceur est d'inviter ceux qui le souhaitent à faire partie des équipes autogérées et à permettre aux autres de continuer en mode traditionnel. Les équipes autogérées pourront elles aussi cheminer par étape, en commençant par appliquer le principe de la transparence, sans imposer d'indicateurs.

  • Si on veut créer une rupture, par quoi commencer?

M. Laloux suggère de commencer par l'identification de ce qui bloque l'énergie de l'organisation. Est-ce par exemple dans notre processus de validation? ou encore avons-nous une culture du non-dit ? Et les faire sauter.

  • L'autogestion est-elle faite pour tout le monde?

L’erreur à ne pas faire, c'est de croire que l'autogestion prescrive que tout le monde devienne un super héros et soit en mesure de prendre des initiatives. Chacun s'investit selon sa volonté et ses capacités : l'essentiel est de faire de la place à ceux qui veulent s'investir davantage et laisser les autres avancer à leur rythme.

  • Dans ce cas est-ce que la non-performance existe et comment fait-on pour la gérer ?

Peut-être qu'un membre de l'équipe a besoin d'un périmètre d'action plus large que les autres, et au contraire d'autres un périmètre plus étroit. Il faut être en mesure d'accepter certains écarts et ne pas considérer ceci comme de la non-performance. Mais si à un moment l'équilibre trouvé n'est plus à la satisfaction de tous dans l'équipe, le principe d'autorégulation prend tout son sens. Le sujet est traité au travers des mécanismes que le groupe s'est donnés, notamment par l'échange et le dialogue. Dans le cas où le système ne finit pas par se réguler, on peut voir un membre de l'équipe choisir de migrer vers une autre équipe.

  • L'autogestion favorise-t-elle la paresse?

Au contraire, il semble que les personnes deviennent plus exigeantes envers elles-mêmes que lorsqu'elles ont un patron qui les surveille. Cela a pu être observé entre autres dans des entreprises où on donne un nombre de jours de vacances illimités aux employés.

  • Comment gérer le « middle management » dont le rôle peut radicalement changer?

M. Laloux suggère qu'il leur soit proposé de définir eux-mêmes le rôle qu'ils entendent jouer dans l'organisation. Pas du jour au lendemain certes, mais par exemple d'offrir de prendre une période d'observation du nouveau modèle pouvant d'ailleurs être de l'ordre de deux ans. Le gain de temps issu de la réduction de leurs tâches administratives serait souvent réinvesti dans la création et l'innovation, ce qui serait d'une grande stimulation pour la personne et très positif pour l'organisation.

Place à l'action

Nous dirons plutôt : « Place à la réflexion ». Car si de nouveaux modèles de management tendent à se mettre en place, ces modèles en sont encore à la phase expérimentale. L'un des grands bénéfices que nous pouvons tirer de ces expériences, c'est qu'elles nous forcent à réfléchir très sérieusement sur ce qui va et sur ce qui ne va pas dans notre modèle actuel et à tester de nouvelles pratiques. Car une chose est sûre : à l'ère du numérique, des milléniums et de la globalisation, il faut réinventer nos entreprises et nos organisations. Si cette réinvention passe par la réinvention du management : réinventons-le!