On connaît l'intelligence artificielle (IA) appliquée à l'équité, la diversité et l'inclusion (pour contrer les répercussions des biais inconscients dans les entrevues de recrutement, par exemple). Eh bien dorénavant, il faudra composer avec des entreprises qui utilisent l'IA pour inventer du personnel lorsque celui-ci n’est pas présent en assez grand nombre à l'interne! Est-ce une bonne ou une mauvaise idée? Penchons-nous ici sur le concept de «diversité artificielle» (artificial diversity en anglais).

En mars 2023, la marque de vêtements Levi's a annoncé un partenariat avec Lalaland.ai, un studio de design qui a travaillé avec des noms importants du milieu de la mode comme Calvin Klein et Tommy Hilfiger, et qui est connu pour sa capacité à générer des mannequins hyperréalistes. Levi's prévoit utiliser des images en ligne générées par l'IA plutôt que de véritables modèles.

L’entreprise emblématique précise que l'objectif n'est pas ici de remplacer complètement les êtres humains, mais bien d'offrir des «compléments», c'est-à-dire présenter plus de diversité dans ses images et, de cette façon, permettre à sa clientèle de s'identifier davantage à la marque. Ces modèles générés par l'IA peuvent donc aider les consommatrices et consommateurs à voir leurs produits sur des modèles qui leur ressemblent. En outre, la clientèle a l’option de créer des avatars personnalisés pour essayer virtuellement des tenues avant d'effectuer un achat.

Levi’s n'est pas la première marque à utiliser l'IA dans un objectif de diversité : il existe déjà des influenceuses numériques qui ont la peau noire – pensons à Lil Miquela – ou des personnages virtuels, comme Shudu, qui comptent des millions d'adeptes sur les médias sociaux, dont Instagram. Ces visages, réels ou non, font la promotion de vêtements de grands noms de la mode tels que Prada, Dior et Gucci.

Voilà quelques mois, Vice rapportait la création d'une nouvelle entreprise : un développeur néerlandais a en effet créé une agence de mannequins… qui n'existent pas! Pour 29$ par mois, il y a moyen d’obtenir des photos de haute qualité de modèles ayant vu le jour grâce à l'IA.

Cela est plutôt drôle d'en arriver à la conclusion que créer de toutes pièces des mannequins qui affichent une diversité contribue à favoriser une meilleure inclusion! Si Levi's s'est donné pour mission d'atteindre ses objectifs en matière de diversité, on ne voit pas très bien comment elle peut y parvenir en remplaçant des photos de personnes réelles par des modèles que l'IA a fait naître.

Bonjour au tokénisme!

L'annonce intervient à un moment délicat alors que l'industrie de la mode s'efforce de privilégier une représentation réaliste pour ce qui est des mannequins. Les modèles qui font leur apparition grâce à l’IA affichent certes plusieurs formes de diversité, mais ces figures contribuent également à perpétuer des clichés dont on tente pourtant de se débarrasser depuis plusieurs années. Il faut garder en tête que l’ensemble de ces mannequins sont de petite taille, ont l'air d'avoir la vingtaine et correspondent aux critères de beauté traditionnels; ainsi, on ne voit pas de personnes grosses, d’autres avec un handicap physique ou encore d’autres avec des rides. En revanche, elles ont souvent la peau noire, présentent des traits asiatiques ou sont d'origine maghrébine. Bref, on représente certaines formes de diversité… mais pas trop!

N’est-on pas ici en présence d'un bel exemple de tokénisme, une pratique qui consiste à déployer des efforts symboliques d’inclusion à l’endroit de groupes dits minoritaires dans le but d’échapper aux accusations de discrimination et de pouvoir se targuer d’adopter des mesures inclusives?

Il semble légitime de se poser la question suivante : pourquoi donc vouloir faire appel à des images générées par des ordinateurs lorsque de vraies personnes existent bel et bien et qu’il est possible de les embaucher? Sachant en plus que les mannequins à la peau noire reçoivent moins de contrats que les mannequins à la peau blanche, il semble que l'on perpétue ici une iniquité déjà bien présente!

Le site web américain The Cut conseille quant à lui aux responsables de Levi's de se concentrer sur l'embauche de personnes réelles qui travaillent comme mannequins professionnelles, comme photographes de mode et comme stylistes pour en arriver à une meilleure diversité, plutôt que de s'appuyer sur des images générées par l'IA.

Un constat qui apparaît régulièrement en contexte de travail : certaines entreprises – heureusement pas la majorité d’entre elles – chercheront à utiliser la diversité comme argument d'attraction ou de vente. Et si la prochaine étape consistait à générer de fausses photos d'équipe ou de cinq à sept au boulot avec plusieurs personnes prenant la forme de collègues factices qui représentent la diversité, à défaut de les embaucher?