Le mot «toxique» est devenu si prépondérant que le dictionnaire Oxford l’a élu mot de l’année en 2018. Cinq ans plus tard, ce mot est toujours d’actualité, comme le fait remarquer Tessa West, professeure de psychologie sociale à l’Université de New York.

Qu’on soit à l’emploi d’une multinationale, d’une PME ou d’un OSBL, qu’on travaille dans un bureau, un entrepôt, une usine, un musée ou sur un plateau de tournage, le problème de la toxicité est sur toutes les lèvres. C’est ce qui a motivé la psychologue Tessa West à écrire un livre pour aider employés et patrons à ne plus souffrir de l’attitude des «petites terreurs» qui rendent l’environnement de travail parfois irrespirable. Dans Jerks at Work: Toxic Coworkers and What to Do About Them[1], elle classe les collègues problématiques en sept types, qu’elle illustre amplement par des anecdotes. Elle explique ensuite quoi faire pour échapper à leurs brimades.

Typologie des tyrans

«La première étape consiste à comprendre à quel type de personne vous avez affaire», indique la spécialiste des communications interpersonnelles qui a publié quelque 70 articles universitaires dans son champ d’expertise. «Notre premier réflexe est de mettre tous ces individus dans le même panier.»

Or, selon elle, il faut au contraire faire l’effort de déterminer le type de brimeur en présence. «Si on veut régler le problème, il faut d’abord déterminer le comportement spécifique en cause.» En se fondant sur ses propres observations et ses recherches, qu’elle a comparées à d’autres travaux sur le sujet, elle est parvenue à cataloguer des profils assez précis. Selon l’autrice, il existe sept types fondamentaux de tyrans au travail : le courtisan-démolisseur, l’usurpateur, le bulldozer, le profiteur, le microgestionnaire, le patron négligent et le manipulateur.

Chaque type adopte des comportements vexatoires qui lui sont propres, précise-t-elle. Par exemple, l’usurpateur et le profiteur peuvent se ressembler, mais ils sont tout de même très différents. «L’usurpateur vous aidera dans un projet, mais il rabaissera votre contribution lors de la présentation, explique-t-elle. Cette personne en apparence amicale trahira votre confiance et volera votre idée si elle est bonne.» Par contre, le profiteur, toujours sympa, recherche les tâches qui exigent le moins d’efforts.

D’autres types sont plus subtils. Le courtisan-démolisseur, par exemple, est machiavélique. «C’est un ambitieux qui veut grimper les échelons à tout prix. Avec ses égaux ou ses subalternes, il est féroce. Avec ses supérieurs, il mène une opération charme.»

Le bulldozer est généralement un employé chevronné, bien noté, qui n’a pas peur de jouer du coude pour arriver à ses fins. « Il coupe la parole, dirige les réunions, détourne les décisions du groupe, qui ne peut pas fonctionner sans lui », dit l’autrice, qui a dû composer avec un tel individu parmi ses collègues à l’université. «Nous devions procéder à une embauche, raconte-t-elle. Le bulldozer, qui n’aimait pas notre choix, s’est plaint en personne au directeur avec de faux arguments en sachant que le patron y serait sensible. La manœuvre lui a permis de gagner assez de temps pour rallier d’autres personnes à sa cause et imposer son choix.»

L’antidote aux vexateurs

L’outil universel de lutte aux «petites terreurs de bureau», selon Tessa West, réside essentiellement dans la création d’un réseau. C’est de cette manière qu’elle est venue à bout du bulldozer qui régnait au sein de son département universitaire. Avant de signaler le problème au directeur, elle a convenu avec six collègues de documenter le comportement de cet individu en enregistrant les réunions et en prenant des notes. «Ce formalisme pouvait paraître un peu bête, mais c’était le seul moyen de casser son système.»

Si le réseau est l’arme absolue, chaque type de vexateur requiert une manière de procéder un peu différente. Pour lutter contre le courtisan-démolisseur, Tessa West conseille, par exemple, de créer une alliance avec une personne bien informée et qui est un peu la mémoire institutionnelle de l’organisation. «Ce vétéran se souviendra des autres employés victimes de la personne au comportement toxique. L’idée est de montrer au patron que votre cas n’est pas unique et qu’il révèle au contraire une conduite systématique chez le tyran en question.»

Pour faire face à un usurpateur, Tessa West recommande de chercher à s’allier avec un collègue qu’elle appelle le «branché». «Il s’agit de la personne à qui tous font confiance et vers laquelle le patron se tourne pour obtenir des informations, des conseils. Quand le branché s’exprime, tout le monde écoute. Cet allié vous donne du pouvoir dans les réunions, ce qui valorisera votre contribution.»

Selon Tessa West, le manipulateur, quant à lui, appartient à une catégorie qui demande beaucoup de doigté parce qu’il gruge votre degré de confiance. «Ce collègue cultive un petit club influent, dont vous faites partie. Si vous avez le malheur de le contredire, il se retourne contre vous, vous exclut du club, détruit votre réputation et vous isole de tout le monde, incluant le patron!» La seule manière d’en venir à bout, affirme-t-elle, consiste à entretenir de solides liens sociaux avec des collègues partageant le même niveau d’ancienneté que vous. «Ces personnes vous aideront à conserver l’estime de vous-même en vous rappelant ce que vous valez. Vous devez absolument établir ces petites connexions avant de faire part de la situation à votre supérieur.»

Un problème de culture d'entreprise

L’autrice espère que les employeurs commenceront à prendre ce problème au sérieux, d’autant plus que la culture d’entreprise favorise souvent l’apparition et la prolifération des petits tyrans. «Une culture interne très compétitive crée un terreau particulièrement fertile, dit-elle. Une gestion indolente encourage les employés fonceurs, qui prennent l’initiative et assurent la mainmise. Cela peut favoriser le type courtisan-démolisseur, mais aussi le bulldozer et, évidemment, le patron négligent.»

Tessa West observe que le profiteur, qui excelle dans l’art du moindre effort, évolue souvent dans de grosses équipes (développement de produits, vente, production, recrutement). Son petit côté sympa fait des merveilles : il trouve au sein de sa troupe beaucoup de gens capables de prendre le relais et d’accomplir ses tâches sans que ça paraisse trop. «Les employés consciencieux compensent sans se plaindre par esprit de corps et parce que personne n’aime critiquer une personne plutôt sympathique.»

À la défense des tyrans, ceux-ci sont souvent conscients que quelque chose cloche, fait valoir Tessa West. On leur a souvent dit de faire ainsi. On les a même encadrés pour qu’ils se comportent de la sorte. Parfois, ils ne savent pas comment faire autrement et agissent à l’instinct.»

La spécialiste en psychologie sociale le sait d’expérience : à une certaine époque, elle a elle-même agi en bulldozer face à ses collègues. «C’est une des raisons qui m’ont amenée à écrire ce livre. » Elle raconte que, peu après sa titularisation, elle a dû assumer une série de responsabilités sans aucune formation. « Pour m’en sortir, je bousculais tout le monde et je faisais pleurer les gens. N’importe quel employé mal supervisé peut tomber dans ce piège.»

Les tyrans, ça se gère

Les dirigeants peuvent poser plusieurs gestes pour corriger le problème. «La meilleure chose à faire est d’établir des règles de fonctionnement que tout le monde connaît. Prenez ce qui est implicite et rendez-le explicite. Réduisez les incertitudes afin que les gens sachent quelles sont ces règles et comprennent ce qui se passera s’ils les enfreignent.»

Par exemple, si un profiteur sévit dans une équipe, Tessa West recommande au patron de mettre en place des contrôles d’équité. «Au début d’un projet, demandez à l’équipe de dresser la liste des tâches que chacun des membres accomplira, puis vérifiez périodiquement par sondage ce qu’ils ont fait. Le profiteur sera forcé de s’ajuster.»

Des formations peuvent régler le cas d’un microgestionnaire qui rend la vie des gens misérable en s’immisçant dans tout le processus. «La solution consiste à décomposer le travail en objectifs individuels», explique Tessa West, qui suggère de créer des documents partagés qui établissent les prérogatives de chacun et qui informent tout le monde de l’état d’avancement des travaux.

Un peu de psychologie peut faire des merveilles, car les brimeurs agissent aussi d’instinct par tempérament. Or, il est possible de réorienter le comportement irritant vers un objectif constructif. «Les bulldozers parlent fort et interrompent tout le monde. Ils sont comme ça! Mais ils sont excellents quand vient le temps de défendre quelqu’un que personne n’écoute, comme un nouvel employé. La clé est de trouver un comportement de remplacement. C’est vrai pour la plupart des tyrans au travail.»

Il n’est pas toujours aisé de revoir ses façons de faire, convient Tessa West, qui a souvent observé une certaine résistance à amorcer ce travail de remise en question. «L’attitude change quand les retombées positives commencent à apparaître, estime-t-elle. La mise en place de règles claires a d’autres avantages que l’élimination des éléments toxiques. L’introduction de contrôles d’équité, par exemple, valorise les employés qui ont du cœur à l’ouvrage.»

Tessa West a constaté que ces comportements ne sont pas une fatalité. Les patrons qui veulent éliminer ce problème auront la tâche d’autant plus facile que la plupart des personnes qui ont un comportement toxique agissent somme toute de bonne foi. «Lorsque les gens voient les avantages de mettre fin à une culture qui permet aux tyrans de prospérer, ils sont toujours prêts à travailler pour changer cela.»

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion


Note

[1] West, T., Jerks at Work: Toxic Coworkers and What to Do About Them, New York, Portfolio, 2022, 272 pages.