Photo : Maude Chauvin

En 2018, Amélie Duceppe prend la barre du théâtre fondé par son grand-père presque 50 ans plus tôt. Consciente de cet immense héritage, elle embrasse le rêve familial avec enthousiasme et humilité, traçant avec son équipe le parcours d’une compagnie théâtrale ancrée dans son époque, mais qui ne perd pas de vue sa mission initiale. Rencontre avec une jeune leader inspirée et inspirante.

À peine Amélie Duceppe a-t-elle eu le temps d’apprivoiser son rôle de directrice générale que la pandémie forçait la fermeture des lieux culturels, un milieu particulièrement touché par les restrictions sanitaires. «Avec la crise qui frappait, on prédisait la mort du théâtre! Il y a eu des moments très, très éprouvants. Mais ça a été également l’occasion de se poser des questions importantes, d’explorer de nouvelles avenues. Ce n’est pas tout à fait pareil, mais j’aime me rappeler qu’il y a quelques siècles, durant les longues années où la peste a sévi, Shakespeare a écrit des œuvres magistrales. Le théâtre a toujours résisté», fait valoir avec une énergie lumineuse celle qui est convaincue que les arts permettent aux humains de se rencontrer, comblant un besoin viscéral. «Depuis la création de notre compagnie, en 1973, bien des choses ont changé. Pourtant, je crois que nous incarnons encore l’accessibilité et le partage de cet amour du théâtre que mon grand-père portait.»

Une leçon de souplesse

Avec la nomination, en 2017, de David Laurin et de Jean-Simon Traversy à la direction artistique, un jeune tandem rêvant d’un théâtre porté vers l’avenir, l’équipe de direction de la Compagnie Jean Duceppe amorçait un virage courageux. «C’était un choix très audacieux; les directeurs artistiques étaient à peine connus et avaient peu d’expérience. Mais ils étaient sérieux, proposaient une réflexion mûrie et des avenues intéressantes. Considérant la diminution de la fréquentation, nous avions évalué que si nous ne faisions rien, à ce rythme, nous aurions disparu dans une décennie. Nous aurions été le théâtre d’une seule génération. Alors, ça valait le coup de prendre un grand risque», raconte Amélie Duceppe.

À l’époque, elle était directrice adjointe et se préparait à prendre la relève, définissant sa vision de l’organisation, notamment en réalisant une maîtrise en gestion des organisations culturelles à HEC Montréal, au cours de laquelle tous ses travaux portaient exclusivement sur la Compagnie Jean Duceppe. Lorsqu’elle est arrivée à la tête de l’organisation, elle n’avait pas d’expérience en matière de gestion d’un grand théâtre, mais elle y travaillait déjà depuis quelques années et comprenait très bien les enjeux et les dossiers en cours.

Surtout, il y a eu cette complicité immédiate avec les directeurs artistiques. Le trio partageait la vision du fondateur, celle de présenter un théâtre accessible, tout en désirant l’actualiser au contexte d’aujourd’hui. La nouvelle équipe avait le vent dans les voiles, et le public répondait présent.

«Tout allait vraiment bien, puis la pandémie a frappé, se souvient Amélie Duceppe. Il a fallu faire preuve d’une infinie souplesse.» Elle explique que cette nouvelle équipe avait déjà développé le réflexe de se questionner à chaque pas, à chaque décision, favorisant la capacité d’adaptation et l’habileté à saisir les occasions. Ainsi, devant la difficulté de trouver des acteurs et actrices de la diversité, l’équipe a abordé les auditions autrement. «En général, une audition, c’est une dizaine de minutes où tu joues ta carrière, malgré tes quatre ans d’études à l’École nationale de théâtre! Pour les artistes de théâtre formés ailleurs, ou pour ceux et celles qui n’ont pas joué depuis quelques années, c’est encore plus difficile de déployer leur talent dans ces conditions. Pendant la pandémie, comme nous avions davantage de temps, nous avons conçu un laboratoire de création avec une trentaine de personnes. Ce processus a été tellement riche qu’il a permis à une de nos autrices d’identifier des talents pour sa distribution et de nourrir son écriture.»

L’économie circulaire au théâtre 

Dans le milieu des arts de la scène, les spectacles sont planifiés des mois, voire des années à l’avance, excluant la possibilité d’ajouter des représentations pour les projets qui connaissent un plus grand succès. «La pandémie a chamboulé toute cette programmation. On n’avait le droit de jouer que devant un public réduit? Eh bien soit. On s’est mis à créer de plus petits spectacles et à les programmer de manière spontanée. Ce n’était certes pas un modèle complètement viable, mais c’était quelque chose qu’on ne voulait pas perdre une fois la pandémie terminée», explique Amélie Duceppe. En s’appuyant sur le constat qu’une surproduction essouffle autant les organisations que les artistes, l’idée de revoir la façon de faire s’est imposée.

Il en résulte aujourd’hui un modèle hybride qui, tissé autour de partenariats avec d’autres théâtres, permet d’allonger le cycle d’une production. Désormais, chez Duceppe, une plage horaire est réservée pour des spectacles créés par des théâtres partenaires qui ont connu du succès et qui pourront ainsi être présentés de nouveau au public. En plus de prolonger la diffusion de valeurs sûres, la volonté de prolonger aussi les périodes de création et de travailler mieux a amené l’équipe dirigée par Amélie Duceppe à investir dans l’acquisition de nouveaux locaux afin d’y installer un lieu destiné à la création.

Portée par cet élan de grands changements, l’équipe de direction a également mis en place nombre de stratégies pour attirer et fidéliser son auditoire. Sa formule cinq à sept, qui présente, à petit prix, une courte pièce d’une cinquantaine de minutes, accompagnée d’une collation et d’une bière, remporte d’ailleurs un franc succès. Aussi, pour démocratiser l’accès au théâtre et rajeunir la clientèle, la politique «ton âge = ton prix» visant les 18 à 35 ans fonctionne très bien. «Je veux que notre public soit représentatif de toute la population, des personnes de toutes les générations», plaide la directrice générale.

«Nous avons effectué un virage majeur en ce qui a trait au choix des œuvres présentées, à notre image, à notre relation à la communauté. Et là, en allongeant les cycles de création et de diffusion, c’est le modèle d’affaires lui-même que nous transformons!» Avec la réponse du public et le Grand Prix du Conseil des arts de Montréal que Duceppe a remporté en avril 2023, il y a de quoi être fier. «Nous avons été récompensés et reconnus par nos pairs pour l’ensemble de cette transition», conclut Amélie Duceppe.

Qui est Amélie Duceppe?

Petite-fille de l’illustre comédien Jean Duceppe, fille du non moins connu politicien Gilles Duceppe et belle-fille de l’ancien maire Jean Doré, Amélie Duceppe ne savait pas quel chemin elle emprunterait, mais comme elle a toujours préféré l’anonymat, elle était certaine d’une chose : ce serait un métier qui ne la mettrait pas à l’avant-scène.

De ses origines, toutefois, elle a retenu la noblesse de l’engagement. Impliquée dans le conseil étudiant au secondaire et ayant démarré le journal de son école avec une amie, elle rêvait de journalisme politique. Pourtant, cette musicienne classique accomplie qui a fréquenté l’école Joseph-François-Perrault a pris le chemin du cinéma. Elle a travaillé pendant une quinzaine d’années sur les plateaux comme assistante à la caméra, un métier «très technique et administratif, qui exige une grande rigueur» et qu’elle a adoré.

Elle a ensuite été embauchée comme acheteuse dans une maison de location d’équipements, où elle est rapidement devenue directrice des opérations et, surtout, où elle est littéralement tombée amoureuse de la gestion. En 2016, elle entre chez Duceppe à titre de chargée de projets, un poste qui lui permet d’imaginer de vastes horizons, avant d’être nommée directrice générale adjointe un an plus tard.

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion