Article publié dans l'édition Automne 2010 de Gestion

Un jour, alors qu’un ami me demandait ma recette du bonheur au travail, j’ai répondu par cette simple question : « Qu’est-ce que tu aimes faire ? » À cela, il a répondu : « Je connais plusieurs logiciels informatiques, je suis capable de coordonner des travaux, j’ai un bon esprit de synthèse, etc. » Voyant qu’il ne répondait pas réellement à ma question, j’ai posé celle-ci de nouveau : «Tu as énoncé ce que tu es capable de faire. Parfait. Maintenant, dis-moi ce que tu aimes vraiment faire dans la vie.»

Il a fait une pause, puis il a continué : «Je ne sais pas ! Je ne sais vraiment pas ce que j’aime faire ! Je n’y ai jamais pensé ! »

Voilà la vérité ! Trop souvent, on se connaît mal. On ne sait pas ce qu’on aime. On ne sait pas ce qu’on veut faire dans la vie. J’ai déjà fait partie de cette triste cohorte et il a fallu un événement douloureux pour m’en apercevoir. À l’âge de 33 ans, j’ai fait un infarctus qui a failli me coûter la vie! Je n’ai pas besoin de vous dire qu’avec une telle hypothèque qui pesait sur moi, j’ai voulu me prendre en main et faire quelque chose qui me ressemble, un travail que j’aime et qui a du sens pour moi. Mais avant d’en arriver là, j’ai dû aller à la dure école de la vie.

Un emploi sûr mais dénué de sens

Je me souviens que, à l’âge de 17 ans, j’envisageais de devenir soit psychologue, soit éducateur ou enseignant. Toutefois, j’ai été déçu de ma première année en sciences humaines. J’aimais bien les matières qui demandaient l’exercice du jugement, du raisonnement et de la logique.

Je m’intéressais aussi aux nouvelles technologies. J’ai alors pensé m’orienter vers l’informatique, car cela représentait un choix plus sûr, étant donné les possibilités d’emploi. J’ai obtenu un diplôme en informatique de gestion. Et j’ai aussitôt été recruté par une grande entreprise québécoise, à titre de programmeur.

J’ai rapidement gravi les échelons. Trois ans après avoir obtenu mon diplôme, je suis devenu programmeur-analyste, trois autres années après, concepteur et, encore cinq années plus tard, chargé de projet. On faisait régulièrement appel à moi pour dépanner et pour résoudre des problèmes, même la nuit. J’acceptais toujours les demandes de service. Mis à part les moments où j’animais des rencontres de travail, je n’éprouvais pas vraiment de plaisir à faire mon travail, car, à travers celui-ci, je n’arrivais pas à m’accomplir ni à trouver un sens. Mais je n’osais pas en parler, car, après tout, c’était un bon emploi. Pas plus que je n’osais me présenter tel que j’étais. J’avais l’impression qu’au travail on doit assumer des rôles et des responsabilités, et que le travail n’est tout compte fait qu’un gagne-pain.

J’aimais entendre : « Richard, c’est agréable de travailler avec toi! » Cela me réchauffait le cœur. Je m’attendais aussi à ce que mes efforts au travail soient appréciés. J’avais besoin d’être rassuré, reconnu.


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Et si j’étais formateur ?

Un jour, l’entreprise pour laquelle je travaillais a lancé un programme de qualité totale. La direction a invité toutes les personnes désireuses de participer à ce programme à assister à une journée d’information, au terme de laquelle les personnes présentes éliraient un responsable de l’équipe d’amélioration.

Sans trop y croire, mû par ma curiosité, je me suis porté volontaire et, à ma grande surprise, j’ai été élu à l’unanimité par mes pairs. Ce moment a été très important pour moi, car c’était la première fois que j’avais le sentiment que les autres reconnaissaient mon potentiel et mes compétences.

Le mois suivant, lors d’un séminaire de formation visant à apprendre à animer une équipe d’amélioration, j’ai senti un réel intérêt pour la formation. Voilà ce que je voulais devenir : formateur en développement personnel. J’ai éprouvé une sensation très nette, une intuition forte qui m’indiquait cette voie. Un peu comme si un GPS intérieur me montrait la direction à prendre.

Le mal-être

Fort de cette expérience, je suis allé voir la conseillère responsable du recrutement des formateurs pour savoir comment obtenir ce genre de poste. Peu de temps après, elle m’a offert de remplir une fonction de formateur. Il s’agissait en fait d’une activité à temps partiel que mon supérieur devait approuver puisque j’étais « prêté » pour jouer ce rôle.

Cependant, mon superviseur a refusé cette demande, étant donné mes responsabilités et ma charge de travail dans mon poste d’informaticien. J’ai été très déçu, mais je comprenais ses motifs. J’ai donc repris mes activités quotidiennes en me disant que mon superviseur ne pourrait pas toujours rejeter mes demandes. J’ai alors pensé : « Je vais lui donner une bonne performance et, l’an prochain, lorsque je le rencontrerai, je vais lui refaire ma demande et il sera bien obligé de l’accepter. »

J’étais convaincu qu’à force de m’investir, de rendre service, de faire tout ce que je pouvais, je finirais par être reconnu et qu’on me libérerait afin que je puisse occuper le poste de mes rêves. Je m’attendais à ce qu’on m’écoute parce que j’avais fait ma part. Je me consacrais tellement à mon travail que j’en perdais la notion du temps, et mes semaines de travail comptaient de plus en plus d’heures.

En public, je me montrais confiant, déterminé, maître de la situation, d’un abord facile et aimable. Toutefois, en privé, j’étais de plus en plus le contraire : anxieux, méfiant, indécis, critique et sarcastique face à mon travail. Quoi qu’il en soit, ma soif d’attention et de reconnaissance ne semblait jamais étanchée et je me plaignais régulièrement de cet état de fait.

Deux ans plus tard, j’étais toujours rempli de doutes et de questionnements. Il y avait alors une réorganisation dans la direction. J’ai saisi l’occasion pour dénicher un poste de conseiller dans une équipe de formation à l’informatique.

Quelque chose en moi me disait que je m’engageais dans une mauvaise voie, mais je ne me suis pas écouté. Au bout d’un mois, j’ai reconnu que je n’étais pas à ma place. Je devais changer de poste si je voulais garder mon équilibre. J’ai confié mon malaise aux gestionnaires de qui je relevais, en leur exprimant mon intérêt à être muté dans une autre équipe de la direction.

Le choc : un cri du cœur

L’automne de l’année suivante, l’entreprise a procédé à une autre réorganisation. Je ne tenais plus en place tellement je souhaitais être affecté ailleurs. On m’a alors offert un poste de formateur qualité au sein de la direction des ressources humaines. Sauf que je devais en parler avec mon gestionnaire informatique avant de pouvoir accepter cette offre. Et parce que j’occupais le poste d’alors depuis moins de deux ans (à l’époque, c’était une règle couramment appliquée au moment d’une réorganisation), je n’ai pas pu obtenir ce poste.

J’étais très déçu. Je venais de perdre une autre possibilité de faire un travail que j’aimais et qui avait un sens pour moi. J’ai continué à travailler, mais le coeur n’y était plus.

Au printemps suivant, durant la nuit précédant Pâques, je me suis senti très mal. J’éprouvais un stress intense. Je suis allé me coucher tôt, mais je ne pouvais pas dormir. J’avais mal au coeur, comme si j’allais vomir. Je manquais d’air, ce n’était pas normal. J’ai demandé à ma conjointe de faire le 911.

Les policiers sont arrivés avant les ambulanciers. À la vue de mon état, ils m’ont donné de l’oxygène. Quelques minutes après, les ambulanciers sont arrivés à leur tour, et ils m’ont trouvé dans un état plutôt normal, assis sur mon lit. J’avais alors 33 ans et je ne présentais pas de facteurs de risque quant à des problèmes cardiaques : je n’étais pas obèse, je ne fumais pas, je pratiquais des sports régulièrement, j’étais en forme.

À trois heures du matin, les ambulanciers m’ont emmené à l’hôpital. À l’admission, j’ai rempli les formulaires devant l’infirmière qui avait du mal à croire à l’urgence de mon état.

Elle a suivi le protocole et a mis l’électrocardiogramme en marche. Quelques minutes plus tard, elle est revenue et a tiré un peu machinalement les feuilles d’enregistrement, les a regardées d’abord distraitement, puis elle s’est figée net. Elle a laissé tomber les feuilles et a couru chercher des médecins.

Sans trop comprendre ce qui m’arrivait, j’étais conduit à la salle des soins intensifs. J’étais en train de faire un infarctus !

Étonnamment, en aucun moment je n’ai senti que je pouvais mourir. Je voyais les médecins s’affairer autour de moi, tentant de me maintenir en vie, de soutenir mon cœur, de chercher des caillots. Je savais que j’étais dans un état grave, mais pas au point de mourir. Le jour s’est levé et j’ai fini par m’endormir.

À mon réveil, un jeune médecin, sur un ton sérieux, m’a annoncé la nouvelle : «Votre coeur ne sera plus jamais pareil. Dans les circonstances, avec la crise que vous venez de subir, vous ne pourrez probablement plus faire de sport ni d’exercice.»

J’ai lui ai demandé de me laisser du temps pour me remettre sur pied au lieu de me prédire un avenir catastrophique.

Un jour a passé. Le lendemain matin, j’avais de plus en plus de mal à respirer. Mon besoin d’être apprécié et reconnu m’a poussé malgré tout à téléphoner à mon vice-président pour régler des dossiers que j’avais laissés en suspens avant de partir pour le congé de Pâques. Je lui ai expliqué comment se retrouver dans mes affaires et qui pouvait me remplacer pendant mon absence. Imaginez : j’étais aux soins intensifs et je réglais mes dossiers de bureau !

Deux infirmiers sont entrés par la suite dans ma chambre, avec l’intention de changer mes draps. L’un d’eux m’a demandé de me mettre sur le côté, une minute, le temps de retirer le drap. Je ne pouvais cependant pas me tourner, car cela me faisait trop mal. Les infirmiers sont allés chercher de l’aide, et quand le médecin m’a examiné, il a constaté une hémorragie interne; ma cage thoracique était remplie de sang.

Rapidement, on m’a fait des ponctions pour retirer le sang et on m’a injecté une médication pour soulager la douleur.

Durant les 48 heures suivantes, on m’a fait passer une batterie de tests afin de repérer l’origine de l’hémorragie, mais en vain. J’ai alors entendu un médecin parler de mon cas à un collègue, au téléphone : «Non, nous ne pouvons pas l’opérer, son coeur ne passera pas au travers» J’ai alors pris conscience du fait que ma vie tirait peut-être à sa fin. On avait mis la photo de mon fils à mon chevet. Devant l’inévitable, et c’est là que j’ai compris la force des habitudes et des besoins.

Je ne savais pas comment m’en libérer, et en particulier du besoin de montrer qui j’étais, que j’étais bon, du besoin d’être applaudi, surtout par les personnes en autorité. Mon besoin d’être reconnu était plus fort que tout.

La reconnaissance et l’estime de soi

C’est en me rendant au travail en vélo que j’ai trouvé comment me sortir de cette impasse. Mon parcours longeait le fleuve jusqu’au pont Jacques-Cartier et, de là, traversait l’île Sainte-Hélène jusqu’au pont de la Concorde. Durant ce parcours, je voyais des oiseaux, des écureuils, des canards, le fleuve… Je retrouvais ma forme d’avant la crise, et mon pouvoir.

Si je vivais des frustrations durant la journée, j’arrivais à m’en défaire en revenant du travail, grâce au vélo. Le fait de faire cette activité physique m’a aidé à prendre du recul par rapport à ma situation. Au moins avant et après le travail, j’avais du temps pour moi et cela me faisait du bien. J’ai alors commencé à faire attention à moi, et cela est devenu très précieux.

Après quelque temps, comme je faisais davantage d’exercice et que je prenais soin de moi, j’ai senti naître en moi une nouvelle conviction : je n’avais plus à prouver ma valeur à qui que ce soit. Je me suis rendu compte que je ne voulais plus travailler en informatique de toute façon, mais comme je devais gagner ma vie et que c’était cela mon emploi, j’ai décidé d’en tirer le meilleur parti.

Mon attitude a eu un effet de contagion. Mes collègues faisaient de même et apprenaient, eux aussi, à se protéger en prenant du recul et en exprimant au fur et à mesure ce qu’il leur arrivait. Une sorte de complicité s’est installée entre nous et, ensemble, nous apprenions à garder notre équilibre.

L’engagement : oui, mais jusqu’à quel point ?

On m’a confié l’animation d’un atelier sur le changement. Il s’adressait à des employés qui vivaient une situation de réorganisation dans leur travail. Je me souviens, entre autres, qu’on disait qu’une des clés pour s’adapter au changement, c’est l’engagement ; il fallait s’engager. Je me trouvais en dissonance avec ce que j’enseignais.

Qu’est-ce que s’engager ? C’est donner le meilleur de soi-même, s’investir, participer avec conviction. Or, quand je retournais sur ma chaise de conseiller en informatique, donner le meilleur de moi-même, m’investir, participer avec conviction, ce n’était pas exactement ce que je faisais.

Voyant cela, je me suis dit que je devais être cohérent avec moi-même. Je donnais un exemple aux participants de cet atelier : « S’engager, c’est s’investir, et ce mot-là, ça me fait penser à l’argent. Vous, quand vous investissez dans un placement, est-ce que vous investissez dans n’importe quoi ?

Vous regardez avant de placer votre argent de façon que ça vous rapporte le plus possible. Vous investissez donc dans quelque chose qui vous convient, pour que ça vous rapporte, sinon ce ne sera pas intéressant et vous n’investirez pas là. Est-ce que ça pourrait être la même chose pour votre travail? Si votre travail ne vous rapporte rien, qu’est-ce que ça vous donne d’investir là-dedans?»

Avant, je m’investissais corps et âme dans un travail qui m’apportait peu sur le plan de la réalisation personnelle, sauf bien sûr un salaire. L’engagement, c’est bien. Mais il faut que ce soit de part et d’autre, ça prend deux parties pour s’engager, il faut que ça apporte quelque chose aux deux parties. Travailler pour travailler, moi, ça me tuait.

Cet atelier sur le changement m’a fait comprendre l’importance de faire un travail qui a du sens, qui m’apporte quelque chose.

Lâcher prise

Un bon matin, je n’arrivais plus à rester dans une situation qui ne m’allait pas. Je travaillais comme un fou pour essayer de terminer mes projets, les soirs et les fins de semaine, sans relâche. Je ne dormais plus, j’en avais une barre dans le dos. Je me suis décidé à en parler à mon gestionnaire dans ces termes : «Si tu penses que quelqu’un d’autre que moi peut faire ce travail mieux que je ne le fais, dans un contexte comme celui-ci, prends-le. Je ne me sentirai pas diminué, ça ne me vexera pas, je n’aurai pas l’impression qu’on m’enlève quelque chose.  Je prends cette décision pour moi et pour l’avenir de ton projet. Moi, je n’ai rien à perdre, je n’ai plus rien à prouver à qui que ce soit parce que je sais ce que je vaux.»

Puis, j’ai déposé toute la pile de documents sur son bureau en lui disant : «Prends ta décision. Moi, je ne vais pas plus loin, j’en ai déjà trop fait!»

Je tenais à agir correctement avec mes supérieurs et mes collègues, à continuer à faire preuve de professionnalisme, mais je voulais qu’on sache que le travail qu’on m’avait donné à faire ne me rendait plus heureux, que je travaillais uniquement pour mériter mon salaire. Je faisais ce qu’on me demandait sans rechigner, mais n’avais plus le coeur à l’ouvrage.

À partir de ce moment-là, j’ai décidé de commencer à m’accorder du temps, à donner du temps à ma famille, et à m’investir dans mon travail, mais d’une manière équilibrée. Je n’avais d’ailleurs plus autant besoin de reconnaissance. Les choses se sont aussi mises à changer pour moi. J’ai réussi à faire une distinction entre le contexte et moi.

Avant de passer à l’action, s’il y a des problèmes dans une organisation, je dois me poser une question : est-ce que ça m’appartient? S’il y a quelque chose que je peux faire, et que cela soit sous ma responsabilité, c’est bon, je m’y engage.

Mais si ça ne m’appartient pas, dois-je nécessairement tout prendre sur mes épaules pour sauver la situation? Je crois que non. Je vois tellement de gens aujourd’hui, dans divers milieux de travail, qui courent dans tous les sens, qui se défoncent en vue d’entendre : «Bravo, tu as fait un beau travail!» Ils s’épuisent pour être reconnus. Parfois, il y a des situations qui nous rendent malades et, il faut savoir se distinguer du contexte et mesurer son investissement quand ce contexte ne nous soutient plus. J’ai aussi appris à faire cela.

Tout en regardant la photo de mon fils, j’ai fait cette prière : «Mon Dieu, si c’est mon chemin de perdre la vie, et le chemin de mon fils de perdre son père, je l’accepte. Mais s’il y a une possibilité, j’aimerais rester en vie pour voir grandir ce petit garçon»

Une heure et demie plus tard, des médecins sont entrés dans ma chambre et l’un d’eux m’a dit : «On a tout essayé et on ne comprend pas ce qui vous arrive. On ne peut rien faire d’autre. Il ne reste plus qu’à espérer.»

Je comprenais à quel point ma situation était critique et j’étais prêt à mourir, mais je désirais tellement rester en vie! Avant que cela ne m’arrive, je pensais qu’accepter une situation, cela voulait dire subir celle-ci, me résigner. «Je n’ai pas le choix. Encore une tuile qui me tombe dessus! C’est bon, je vais m’adapter.» Mais cette fois-ci, je pensais différemment : «Si c’est vraiment ce que je dois vivre, alors je le choisis et j’y fais face.»

C’était une première pour moi. J’arrivais à accepter une situation extrêmement difficile, où ma vie était en jeu. Cela contrastait avec mon attitude passée, quand je n’arrivais même pas à tolérer des contrariétés ou des frustrations par rapport à mon travail ou dans ma vie personnelle. Cette fois-ci, j’étais dans une situation limite, et je l’acceptais. Je ne sais pas comment on fait pour accepter de mourir. Ce que je sais, c’est qu’au fond de moi j’ai trouvé la force de le faire.

C’est un peu comme si, devant l’éventualité de tout perdre, je me rendais compte que, en réalité, je possédais beaucoup, que je pouvais faire quelque chose pour être heureux, avec ma famille et dans mon travail. C’est comme si, auparavant, j’étais incapable de prendre conscience de tout cela! Mon bonheur n’était jamais là où je me trouvais, il était toujours ailleurs. Et le fait de faire face à la mort a complètement changé mon état d’esprit. La vie, c’est précieux, c’est grand, mais c’est fragile en même temps. Je me rendais compte de tout ce que j’allais perdre en mourant.

Au fond, j’étais riche, mais je ne le savais pas. C’était beau la vie, même avec toutes ses imperfections. Je suis sorti de cette expérience avec l’impression très forte d’avoir trouvé une clé pour être heureux dans la vie : savoir ce que je veux et faire ce qu’il faut pour l’obtenir tout en acceptant sincèrement que cela se passe autrement, puis lâcher prise quant au résultat final. C’est un paradoxe qu’il m’est encore difficile de bien saisir et qui semble permettre l’accès à un sentiment de bonheur, sans que cela dépende des circonstances. Il y a pour moi une part de mystère dans cette attitude à la fois d’action et d’abandon.

Le retour à la maison et au travail : le naturel ou le passé qui revient ?

De retour chez moi, je ne pouvais pas marcher longtemps, car je manquais de forces. Monter un escalier de 12 marches me prenait environ trois minutes. Je me suis aperçu que je devais reconnaître mes limites. Petit à petit, j’ai retrouvé mes forces. Ce n’est qu’en juillet que j’ai pu monter sur ma bicyclette, et me rendre près du fleuve, à l’heure du coucher du soleil. Il faisait environ 30 oC. Quand j’ai vu le soleil descendre sur le fleuve, j’ai constaté que je n’avais pas senti le soleil sur ma peau depuis des mois. C’était si bon! Dire que j’avais failli ne plus jamais sentir cela. Cela peut paraître banal, mais on ne se rend pas assez compte de la valeur de la vie.

On ne fait pas attention à ces petits détails qui rendent la vie merveilleuse. Je voyais chaque petit geste qu’on fait et qu’on oublie dans le quotidien, qu’on tient pour acquis, que ce soit l’usage de ses mains, de ses jambes, de ses yeux, faire sa toilette, tout cela! Chaque journée était un boni pour moi.

J’ai repris le travail à la fin de septembre. Le même travail, que je n’aimais toujours pas. L’ennui que j’éprouvais contrastait avec ce que je vivais. J’appréciais tout, j’appréciais les autres tels qu’ils étaient. Je trouvais que la vie était belle, que tout était beau; tout était parfait ainsi.

Je croyais m’être vraiment débarrassé de mes vieilles habitudes d’en faire trop pour prouver ma valeur, ce qui m’avait toujours conduit dans des situations insatisfaisantes.

J’ai vite été déçu. Le quotidien reprenait le dessus sur moi. Le fait de revenir dans le même contexte, d’affronter le même genre de situations, tout cela faisait ressurgir mes vieilles habitudes, mes vieux réflexes. J’ai commencé à ressentir les mêmes émotions que j’éprouvais avant ma crise. J’ai senti le même besoin de montrer ce que je valais et d’affirmer ce que je voulais ; j’ai commencé à me montrer exigeant, avec la même énergie qu’avant.

Je me suis mis à répéter les mêmes gestes et les mêmes réactions, mais cette fois avec une différence : je me voyais agir. C’est comme si je me filmais. C’était nouveau pour moi de pouvoir m’observer dans l’action. Je suis devenu conscient de mes attitudes, de ma quête de reconnaissance et d’attention, et de ma souffrance lorsque je n’obtenais pas celles-ci. Mon cœur se serrait dans ma poitrine, comme pour me signaler quelque chose que je devais éviter.

J’étais découragé de constater que le fait d’avoir vu la mort d’aussi près n’avait pas changé mes comportements et mes attitudes. Par contre, j’étais content de pouvoir me rendre compte de mes réactions et de mes besoins. Je me rendais compte aussi que je cédais aux pressions de performance de mon environnement et à mon besoin d’être reconnu.

Ayant besoin de reconnaissance, j’ai appris à me reconnaître, à rester debout, à rester digne. Pendant plusieurs années, j’ai dû occuper un poste qui m’ennuyait, qui n’avait pas de sens pour moi, tout en essayant de prouver ma valeur aux yeux de l’autorité et à montrer que j’étais compétent. J’ai appris à me protéger, à fixer des limites et à élaborer des stratégies pour développer mon sentiment de valeur personnelle, de dignité.

Avec le recul, je comprends que c’était le plus beau cadeau que je pouvais me faire.

La grâce d’être dans sa voie

En fait, trois ans après que j’ai fait une crise cardiaque, un directeur est venu me dire : «On démarre un projet, c’est un virage client. Il faudrait faire de la formation sur la communication à l’interne, le travail en équipe, le changement, etc. Est-ce que ça t’intéresserait d’être animateur?» Sans hésiter, je lui ai répondu : «Si ça m’intéresse? Et comment que ça m’intéresse!»

J’ai écrit plusieurs cas à partir des anecdotes de ma vie professionnelle, pour mes ateliers. Notamment, je décris la personne qui s’investit à 150 %, qui se défonce pour obtenir un «bravo» parce que le système le lui demande; c’est le «syndrome du superhéros». Lorsque j’ai commencé à présenter ces exemples, les gens pensaient que je racontais l’histoire d’Untel qu’ils connaissaient. Je me suis ainsi rendu compte que beaucoup de monde autour de moi vivaient des drames comme celui-là.

Au cours des trois années suivantes, j’ai animé plus de 600 ateliers de formation auprès d’environ 7 000 participants.

Devant ce succès, des gestionnaires en sont venus à faire appel à moi pour les aider, les accompagner dans des situations complexes de mobilisation d’équipe, de communication ou de gestion du changement. J’ai joué ce rôle durant cinq ans. Ensuite, les responsables de la direction des ressources humaines m’ont offert un poste de conseiller en développement organisationnel.

Par le fait même, ils reconnaissaient la valeur du rôle que je jouais au sein de l’entreprise depuis près de 10 ans! Aujourd’hui, je leur suis très reconnaissant et je continue d’évoluer «officiellement» dans mon rôle de conseiller et de «catalyseur de changement» auprès des cadres et des employés de l’entreprise.

La leçon : la gratitude

Maintenant, ce que je veux faire, c’est intervenir à deux niveaux : l’organisation et les personnes. Je veux continuer d’offrir mon expérience et mon support aux leaders pour les accompagner dans leurs rôles d’agent de changement, de communicateur et de motivateur lors des transformations organisationnelles. Et je veux aussi aider les personnes à trouver leur place au soleil.

Montrer comment on peut s’adapter au changement et en tirer profit pour apprendre à mieux se connaître, à se prendre en main et trouver un travail qui a du sens pour soi. Et finalement, comment persévérer, apprécier la vie et être heureux malgré les obstacles et les revers. J’ai le goût de partager mon expérience, pas pour me citer en exemple, mais pour que ma souffrance serve à quelque chose. Pour que ça donne un sens à ce qui m’est arrivé.

J’ai le goût de dire à ceux qui veulent l’entendre : «Primo, il y a moyen, dans une grosse boîte, de trouver sa place si on le veut. Secundo, il y a moyen d’apprécier ce qu’on a même si ça ne correspond pas nécessairement à notre idéal.» J’avais un objectif et je faisais beaucoup d’efforts pour l’atteindre, mais ça ne fonctionnait pas. Les choses se sont mises à bien aller quand j’ai commencé à apprécier le présent tout en ayant un objectif pour un meilleur avenir. La vie est belle même quand ça ne se passe pas comme on le désire ! C’est la leçon que l’université de la vie m’a apprise et que j’ai le goût de partager.


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Quand on ouvre les yeux sur le présent, il y a plein de possibilités. Il y a quelque chose qui me pousse à vouloir le dire aux autres. Je suis toujours en vie et je suis heureux avec ma famille, mes enfants. Dans mon travail, même si je fais maintenant quelque chose de différent et que j’aime, je suis toujours dans la même entreprise. J’ai fini par trouver ma place au soleil. C’est juste que ma façon de voir les choses a transformé la réalité, alors qu’avant j’essayais de changer la réalité en me disant que c’était cela qui me rendrait heureux.

J’ai commencé par changer ma façon de voir les choses. J’ai ensuite exprimé mes demandes respectueusement et pris le temps d’expérimenter de nouvelles actions. J’ai fait des gestes sans forcer les événements, j’ai lâché prise quant au résultat final et je me suis adapté. Enfin, j’ai appris à reconnaître ma valeur et à me faire confiance.

En fin de compte, la réalité a suivi et s’est transformée selon mes souhaits. Il faut donc être persévérant et utiliser les contrariétés de la vie pour devenir plus créatif et apprendre sans abandonner ses projets. À ce propos, j’aime bien cette pensée : «Ce n’est pas seulement ce qui nous arrive qui détermine notre vie, mais ce que nous choisissons de faire avec ce qui nous arrive.» Voilà le message que j’ai le goût de transmettre.

Avant mes problèmes de santé, je voulais à tout prix que les choses se déroulent selon mes plans. Je cherchais à atteindre mes objectifs sans tenir compte du contexte, d’où mon stress. Je luttais contre les événements, contre le contexte, contre la vie finalement. Aujourd’hui, ma philosophie a changé : je choisis plutôt de laisser venir les choses et les personnes. Je me dis que lorsque ce sera le bon moment, je verrai… Et un jour, une personne est venue vers moi et m’a demandé si j’étais intéressé à raconter mon histoire. Je lui ai répondu : «Avec plaisir. Il y a longtemps que je vous attendais!»