Article publié dans l'édition Hiver 2022 de Gestion

Depuis près d’un an, la pénurie de main-d’œuvre fait les manchettes. Selon diverses enquêtes et de nombreux sondages, les difficultés de recrutement se sont hissées loin devant d’autres facteurs – comme la fiscalité ou la réglementation – en tant que freins à la croissance des entreprises. Les divers regroupements d’entreprises ont blâmé la Prestation canadienne d’urgence (PCU) et la Prestation canadienne pour la relance économique (PCRE)1 pour ces difficultés d’embauche. Mais leurs accusations sont-elles fondées? Assistons-nous réellement à un phénomène temporaire lié aux prestations de soutien au revenu ou sommes-nous plutôt témoins d’un bouleversement beaucoup plus profond du marché du travail?

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Mia Homsy est directrice de l’Institut du Québec.

Les effets de la pandémie

Selon les différents indicateurs qu’observe l’Institut du Québec sur une base mensuelle, le marché du travail québécois s’est avéré fort résilient durant la pandémie. En août 2021, plusieurs indicateurs laissaient entrevoir un quasi-retour à la situation prépandémique : l’emploi à temps plein était à 99,6% de son niveau prépandémique, le taux de chômage avait chuté à 5,8% (comparativement à 5,2% en 2019) et le taux d’activité s’élevait à 64,1%, soit près du seuil atteint en 2019. Néanmoins, le Québec compte maintenant 60 000 chômeurs de plus qu’à l’aube des perturbations survenues en mars 2020, soit un peu plus de 265 000 chômeurs, dont le quart sont des chômeurs de longue durée (ils étaient moins de 15% de l’ensemble des chômeurs avant la crise sanitaire). Ce qui est encore plus préoccupant, c’est que le nombre de postes vacants (qui reflète la demande non satisfaite en matière de main-d’oeuvre) a bondi au cours de la même période. Ce phénomène met en lumière une certaine inadéquation entre les besoins de l’économie et le profil de compétence des chômeurs. La grande question pour les décideurs publics, pour les entreprises et pour les travailleurs est donc la suivante : ces bouleversements du marché du travail vont-ils s’estomper ou perdureront-ils au-delà de la crise? Afin d’y répondre, il faut explorer les causes de ce chambardement.

Pénurie de main-d’oeuvre : passagère ou structurelle?

Deux types de causes peuvent être à l’origine de la situation actuelle dans le domaine de la main-d’oeuvre : les causes de nature conjoncturelle, c’est-à-dire directement liées à la pandémie de COVID-19, et les causes de nature structurelle, dont les effets se feront sentir durant plusieurs années encore. Ces dernières représentent sans aucun doute un des plus grands défis économiques que le Québec aura à affronter au cours des dix prochaines années.

Examinons d’abord les causes liées à la crise sanitaire et aux mesures gouvernementales. Les mesures de soutien au revenu adoptées par le gouvernement fédéral durant la pandémie pour aider les travailleurs qui avaient perdu leur emploi ont certainement eu pour effet de décourager certains travailleurs à faible revenu de retourner au travail, surtout lors du premier été de la pandémie. Toutefois, il semble très difficile d’affirmer de façon empirique que ce phénomène suffit à lui seul à expliquer la pénurie actuelle dans plusieurs secteurs. D’ailleurs, contrairement à ce que plusieurs ont affirmé, malgré la prolongation de la PCRE, les jeunes sont massivement retournés sur le marché du travail l’été dernier, si bien que leur taux d’activité a été similaire à celui d’avant la crise. Dans les pays où les prestations de soutien au revenu ont pris fin, il ne semble pas y avoir eu de répercussions importantes sur l’embauche et sur les taux d’emploi.

D’autres raisons d’ordre contextuel peuvent expliquer la pénurie : la fermeture des frontières en 2020, qui a considérablement réduit le nombre de nouveaux immigrants permanents et de résidents temporaires en sol québécois ; les risques pour la santé des travailleurs dans les secteurs où les contacts entre les gens sont fréquents et inévitables ; le retour aux études et la réorientation vers des secteurs et vers des professions où les perspectives sont meilleures ; enfin, les rigidités institutionnelles (exigences des ordres professionnels, reconnaissance lente et partielle des compétences, etc.). Tous ces facteurs « pandémiques » pourraient toutefois s’atténuer grâce à un meilleur contrôle de la propagation du virus, mais rien n’est moins sûr, puisque la persistance du chômage de longue durée affecte l’employabilité des travailleurs et nuit à leurs chances de succès sur le marché du travail.

Plus inquiétantes sont les causes structurelles qui risquent de perdurer bien au-delà de la pandémie. Selon les prévisions d’Emploi Québec, 1,4 million d’emplois devraient être pourvus au Québec au cours de la période 2019-2028. La grande majorité de ces emplois (81,2%) serviront à remplacer près de 1,2 million de postes laissés vacants en raison du départ massif des baby-boomers à la retraite.

Pendant ce temps, le bassin de travailleurs potentiels, soit les personnes de 20 à 64 ans, sera en légère décroissance, de telle sorte qu’il y aura près de 100 000 personnes de moins dans ce groupe d’âge en 2030. Ainsi, les jeunes diplômés ne seront pas assez nombreux pour occuper les postes laissés vacants par les baby-boomers, de telle sorte qu’ils n’occuperont que 54% des postes à pourvoir.

Sans nier l’effet démotivant des mesures de soutien au revenu pour les travailleurs qui occupent des emplois faiblement rémunérés, tout porte à croire que les causes des pénuries sont multiples et que les plus fondamentales d’entre elles ne disparaîtront pas. La bonne nouvelle, toutefois, c’est que cela constitue la plus belle occasion qu’a eue le Québec depuis longtemps d’accroître sa productivité en accélérant le virage numérique et en investissant massivement dans la formation des travailleurs.


Note

1- À compter de septembre 2020, la PCU a été remplacée par une série de mesures, notamment la PCRE et la bonification des prestations d’assurance emploi