A maintes reprises, des étudiants et des entrepreneurs m’ont dit ne pas toujours bien voir le lien entre la gestion numérique des entreprises et les principes fondateurs du management. Ma toute première réaction a été (il me faut bien l’avouer ici) de penser que le contenu de mes présentations était vraiment unique dans son essence, et donc que les idées, principes et concepts en tous genres qui y étaient présentés avaient un profil tellement spécifique au numérique qu’il me revenait pas de faire le lien avec les principes fondamentaux et traditionnels de la gestion des entreprises!

En fait, il me semblait aussi que j’en avais déjà assez sur les épaules pour me tenir à jour et présenter ce qui se faisait de plus récent, en prenant d’ailleurs et en plus le risque pédagogique d’enseigner l’invention du futur, plutôt que de m’en tenir à présenter des principes ronronnants de la gestion parce que plus matures et donc moins exigeants et stressants à faire passer lors d’une présentation quelconque. Mais j’avais tort, souffrant (à mon tour…) de la même myopie des marchés que j’avais pourtant tant dénoncée auparavant dans mes enseignements en marketing traditionnel! Ceci étant, qu’il me soit aujourd’hui permis d’expliquer pourquoi je me suis trompé, mon but n’étant pas de me justifier (c’est trop tard!), mais bien d’essayer d’en tirer ici les enseignements qui s’imposent. Depuis le début des années 2000, et parmi les experts qui s’intéressent au devenir de la gestion des entreprises du monde entier, il y a eu un clivage marqué entre deux clans. Il y a ceux qui ont déclaré, en force et avec tambours et trompettes, que le numérique changeait tout, sans exception, y compris les principes fondamentaux et ancestraux de la gestion des entreprises.

Et puis, il y a eu ceux qui, au contraire et de façon moins radicale, ont rétorqué que si le numérique changeait bien des choses, comme par exemple les comportements des marchés et donc la reconfiguration numérique des entreprises qui va avec, cela ne touchait pas les règles fondamentales de la concurrence et de l’avantage concurrentiel. Ces dernières restaient les mêmes. Dans un très récent article sur les objets connectés ("How Smart, Connected Products Are Transforming Competition", Harvard Business Review, novembre 2014), Michael Porter a enfoncé le clou en qualifiant de «simplification exagérée et dangereuse» les dires de ceux qui, de façon trop extrême, penchaient pour un changement radical et total de la gestion et qui serait provoqué par la forte montée en puissance numérique. Dans le cadre de ces débats, je crois qu’il a raison. Si l’impact du numérique est majeur et profond, - et il va continuer de l’être notamment à cause de l’explosion en cours du mobile -, ce n’est pas une raison pour croire que tout ce qui vient du passé va être remis à plat, y compris l’ensemble des principes fondamentaux de la gestion des entreprises. S’il nous faut réinventer, reconfigurer, transformer, migrer, et j’en passe, il est tout aussi important de garder à l’esprit qu’il est toujours aussi fondamental, dans une entreprise quelconque, tous secteurs confondus, de trouver et de maintenir un juste équilibre entre la recherche de la différenciation et la gestion des coûts. La rentabilité d’un modèle d’affaires, quel qu’il soit, demeure aussi un impératif, même s’il y a une croyance de plus en plus répandue (fort louable d’ailleurs) de préconiser le partage de la création de valeur avec tous les partenaires de l’entreprise. Le vieux modèle du capitalisme va en découdre certes, mais cela s’inscrit dans le sens du changement nécessaire et, ma foi, constructif. Par définition, tout est relatif dans un écosystème. Cela est encore plus vrai lorsque ce dernier évolue sous pression. Il faut inventer le futur, mais en l’intégrant à la tradition et surtout prendre le temps de décider si la véracité des principes fondamentaux de la gestion doit être remise en question, ou pas, et à quel niveau? Certains principes peuvent en effet nécessiter des révisions majeures, par la force des choses. Par exemple, la courbe de diffusion des innovations (celle de Rogers) n’est plus «normale», au sens statistique du terme : elle se tasse vers la gauche, activant de plus belle le passage d’un produit de service de spécialité en un bien de consommation de masse, évoluant alors dans des marchés de prix. Mais d’autres peuvent résister au changement et rester valides. Par exemple, la matrice part de marché et croissance du BCG (Boston Consulting Group) et qui a été lancée fin des années 60 garde tout son sens. La seule chose qu’il faut faire ici, et de nos jours, est de la resituer dans le cadre d’un écosystème d’affaires bien plus complexe. C’est tout, et c’est déjà pas mal! Bref, dans tous les cas, il vaut mieux gérer une évolution en douceur qu’une révolution dévastatrice qui ferait table rase du passé. Finalement, et dans un environnement de ruptures des technologies du numérique, alors que les choses se mènent à une cadence aussi effrénée, il faut aider les dirigeants des entreprises, notamment des PME, à y voir plus clair et à évoluer en douceur. S’il y a une majorité d’entre eux qui restent encore (et hélas) calés dans un mode réactif, c’est qu’il y a bien une raison : la peur du changement, surtout lorsque ce dernier est aussi brutal. Ils le reconnaissent bien volontiers. Mais, pour beaucoup, ils ne savent pas quoi faire parce qu’ils se sentent mal préparés! Alors, ils se figent. Et ne pas leur montrer le lien entre les anciens et les nouveaux principes de la gestion n’arrange pas les choses dans les cas de blocage. Ce n’est pas si simple que cela à gérer, au sens propre du terme. Intégration et patience vont de pair. D’ailleurs, et tant qu’à faire de parler de patience, ce n’est pas plus facile à vivre pour une minorité d’innovateurs qui ont la désagréable impression de piétiner. À la longue, cela peut même devenir exaspérant pour eux…. Pour conclure, disons ici que s’il y a une chose d’immuable, c’est la façon dont se font les grandes évolutions : elle mette du temps à se diffuser. Celle du numérique n’y échappera pas! Bien au contraire d’ailleurs et cela s’appelle le darwinisme du numérique. Cela signifie que les changements dans les comportements des consommateurs et des acheteurs vont plus vite que ceux qui sont supposés se manifester dans les entreprises pour permettre à ces dernières de s’y adapter. Bref, il faut patienter, assurer une évolution en douceur et en assumer toutes les conséquences. Patience, patience!