Article publié dans l’édition Hiver 2022 de Gestion

Si Toyota est devenue le numéro 2 mondial de l’automobile, c’est en grande partie grâce à son système de gestion, surnommé le modèle Toyota (the Toyota Way). «C’est une étiquette que l’entreprise a créée en 2001 pour faire connaître sa méthode», rappelle Isao Yoshino, qui a été cadre au sein de cette entreprise pendant près de 40 ans. Il nous introduit aujourd’hui dans les coulisses de cette approche de gestion axée sur la personne.

Isao Yoshino est le principal protagoniste du best-seller international Learning to Lead, Leading to Learn, qui décortique dans le détail le modèle Toyota vu de l’intérieur. Écrit par la coach en leadership Katie Anderson, cet ouvrage est en fait une longue entrevue avec ce cadre qui a occupé presque tous les échelons supérieurs de la multinationale japonaise entre 1966 et 2006 et qui a donc été au cœur de sa méthode de gestion, fondée sur l’excellence.

Comme l’explique Isao Yoshino tout au long de ce livre, chaque élément du système de gestion de Toyota – de la définition des objectifs à l’amélioration des processus de construction des véhicules en passant par la conception de nouveaux produits – repose sur une communication soutenue de haut en bas et, surtout, de bas en haut. «Quand nous oublions les personnes, les choses se mettent à aller de travers», fait valoir ce retraité très actif qui parcourt le monde pour donner des conférences sur la culture de gestion de Toyota. Professeur associé à HEC Montréal, il a répondu aux questions de la revue Gestion depuis sa résidence japonaise.

Isao Yoshino est lui-même un bon exemple de ce que signifie un mode de gestion axé sur la personne puisque sa carrière est indissociable de sa maîtrise de l’anglais, chose peu courante dans le Japon de l’après-guerre. Ayant grandi non loin de ce qui devait devenir Toyota City, le jeune Isao a été profondément marqué par sa première rencontre avec un étranger, un soldat américain. «Il me demandait son chemin, tout simplement, se rappelle-t-il. Mais ça m’a décidé à apprendre l’anglais.»

Il s’est donc acheté une radio à ondes courtes pour écouter les émissions des bases militaires américaines, puis il s’est inscrit à un groupe tokyoïte de conversation anglaise par correspondance. Lorsque Toyota a conclu un partenariat avec General Motors, en 1983, afin de convertir l’usine de GM à Fremont1, en Californie, pour qu’elle produise de petites cylindrées, les dirigeants japonais ont tout de suite pensé à Isao Yoshino pour assurer la formation. Il raconte que cette coentreprise a été un mariage de raison : «Toyota était intéressée à entrer sur le marché américain et GM cherchait à acquérir de l’expérience dans la construction de petites voitures.»

Isao Yoshino a donc entrepris de former les travailleurs de l’usine grâce au service de formation internationale de Toyota. Par groupes de trente, les employés se sont mis à débarquer pour une immersion de trois semaines dans les installations de Toyota City. Les résultats n’ont pas tardé : «En deux ans, dit-il, l’usine de Fremont, qui était la pire de General Motors, est devenue la meilleure grâce à notre système de gestion.»

Un nouvel objectif

Comme le précise Isao Yoshino à Katie Anderson, la gestion axée sur la personne commence par un changement d’orientation qui a pour but d’améliorer les processus plutôt que de chercher obsessionnellement à atteindre de meilleurs résultats. «Si la haute direction ne s’intéresse qu’aux “bons résultats”, les subordonnés vont se concentrer uniquement sur les résultats. Les résultats sont évidemment importants, mais chez Toyota, nous pensons qu’on ne peut pas y parvenir sans améliorer constamment les processus.»

Cela nous renvoie au principe fondamental du modèle Toyota : l’amélioration continue. C’est d’ailleurs cet aspect qui avait le plus frappé le grand vulgarisateur du modèle Toyota, Jeffrey Liker, dans son livre Le Modèle Toyota, paru en 2004. Ce professeur de génie industriel à l’Université du Michigan avait été fasciné par un système entièrement voué à «fournir les outils permettant aux gens d’améliorer continuellement leur travail».

Lorsqu’on met l’accent avant tout sur les processus, on doit également soutenir les travailleurs. «Aux États-Unis, les patrons fixent dix objectifs et disent à leurs subordonnés : “Revenez me voir dans six mois avec vos résultats.” Et chaque objectif se résume à un simple chiffre, sans qu’il soit question de la manière d’y parvenir», dit Isao Yoshino. Or, le système de gestion de Toyota commence par le soutien aux travailleurs : «La tâche la plus importante des patrons consiste à fournir le soutien dont leurs subordonnés ont besoin pour atteindre leurs objectifs. C’est très différent du style de gestion américain.»

Du respect pour les travailleurs

Katie Anderson a parsemé son livre de pépites de sagesse japonaise offertes par Isao Yoshino et sises au cœur du modèle Toyota. Ainsi, la notion de respect, essentielle à la gestion axée sur la personne, se traduit par deux mots en japonais : sonkei et sonchou. Le premier désigne un respect admiratif alors que le second évoque le respect pour ce qu’il y a de précieux dans l’être humain.

C’est évidemment le second sens qui s’applique au modèle Toyota. Le respect se traduit dès lors par le fait de «communiquer ses projets à ses subordonnés» ou de «faire appel à la sagesse des travailleurs sur la chaîne de montage», par exemple.

«Chez Toyota, nous disons que les dirigeants doivent passer 70% de leur temps à écouter les employés ainsi qu’à cultiver le sentiment d’appartenance et la loyauté des travailleurs. S’ils ont le sentiment que le patron est sérieux et disposé à les entendre, ils se sentiront plus détendus et seront plus heureux.»

Isao Yoshino poursuit : «Chaque gestionnaire doit maximiser le potentiel de chaque employé pour l’amener à utiliser pleinement sa créativité, à réfléchir en profondeur à des perspectives plus vastes que sa tâche, à apprendre, à se développer et à se dépasser.»

La communication avec les travailleurs

Chez Toyota, on a valorisé très tôt la communication bidirectionnelle, raconte l’ancien cadre, qui a été marqué par ses nombreux contacts avec ses homologues américains. «Pour eux, les ordres vont toujours du haut vers le bas, mais il n’y a pas beaucoup de communication de bas en haut! Lorsque je travaillais en Californie, mon collègue prenait des décisions et fixait des objectifs pour notre service, mais il ne faisait pas vraiment connaître les détails à ses subordonnés : il leur disait ce qu’ils devaient faire, un point c’est tout. J’ai insisté sur le fait que le travail en équipe exige de faire le point avec les employés toutes les semaines pour voir si tout va comme prévu.»

Selon cette philosophie de gestion, il est préférable de discuter des objectifs avec les travailleurs plutôt que de se contenter de les annoncer. «Les objectifs sont essentiels, mais s’ils sortent de la bouche du patron, c’est avant tout un ordre», dit-il.

Au cours de sa carrière, Isao Yoshino a observé à quel point de nombreux concepts du modèle Toyota étaient en contradiction absolue avec la mentalité gestionnaire à l’américaine, à commencer par la manière de fixer des objectifs : «En Amérique, les patrons ont toute l’autorité, ils prennent toutes les décisions. Si les employés n’atteignent pas les objectifs, les patrons peuvent les licencier. Chez Toyota, si certains employés ne font pas du bon travail, les gestionnaires considèrent que c’est leur responsabilité. Ils ne licencient pas les employés : ils les recyclent.»

L’amélioration continue

Une gestion centrée sur l’être humain vise le kaizen, qu’on traduit par «amélioration continue», autre pilier du modèle Toyota. Le mot japonais kaizen vient lui-même de la contraction de kai («changement») et zen («meilleur»). Comme Isao Yoshino l’indique à Katie Anderson, l’organisation obtient de bons résultats parce que tout le monde réfléchit à la manière d’améliorer les processus : «Il faut tirer les leçons de l’expérience pour les mettre en pratique. Il faut progresser et s’améliorer à chaque tentative.»

Cela signifie, fait observer Isao Yoshino, que les cadres doivent faire confiance aux travailleurs pour mettre en œuvre certaines décisions. «Chaque travailleur doit faire exactement le travail qui lui est assigné, mais il est responsable de la qualité de ce qu’il produit. Les ouvriers qui construisent les voitures sont en même temps leurs propres inspecteurs. Ça veut dire que l’employé doit se préoccuper non seulement du nombre de voitures produites mais aussi de leur qualité.»

Pour améliorer les processus, les gestionnaires doivent prendre le temps de réfléchir. L’expert japonais cite alors un autre mot essentiel du modèle Toyota : hansei, qui signifie «revoir et apprendre», c’est-à-dire vérifier ce qu’on a fait et trouver ce qui peut manquer. Cela se résume à effectuer une réflexion autocritique. «Quand on innove, ça ne peut pas être parfait. Il faut donc tout vérifier constamment.»

Isao Yoshino s’est battu pour imposer ce concept dans la culture manufacturière américaine. «Pour beaucoup d’Américains, vérifier est un mot très fort, qui évoque le jugement. Mais sans vérification et sans réflexion, on ne peut pas prendre de décisions pour réussir à faire tourner une future usine.»

La définition d’objectifs

Si les gestionnaires de Toyota passent 70% de leur temps à écouter leurs employés, le reste est consacré à fixer des objectifs. Au début des années 1970, Toyota a donc commencé à dispenser de la formation sur la gestion par objectifs sous le nom de Kan-Pro, contraction de l’expression « programme kanri-noryoku » (ou «programme d’amélioration des capacités de gestion»). Ce programme visait à amener les gestionnaires à définir une orientation claire et à assumer un leadership fort, notamment en soutenant leurs subordonnés. «Le travail des dirigeants consiste à montrer à leurs employés l’objectif à atteindre en tant que groupe», déclare Isao Yoshino.

Selon ce qui est enseigné grâce au Kan-Pro, tout cadre doit impérativement rester en contact avec les travailleurs sur le terrain. Chez Toyota, on dit d’ailleurs “aller au gemba”. «Gemba, en japonais, désigne le terrain, l’endroit où les choses se passent. C’est un terme du jargon policier au sens de “lieu du crime”», nous apprend Isao Yoshino.

Autrement dit, les gestionnaires de Toyota sont appelés à vérifier en permanence ce qui se passe sur le terrain. «Lorsqu’un ouvrier ou un ingénieur découvre des problèmes, il est censé les consigner dans un rapport qu’il remet ensuite à son patron, qui en discute avec lui. Le contenu du rapport est donc essentiel au processus de résolution des problèmes. Mais comment savoir si l’information n’est pas basée sur des faits douteux, voire carrément contestables? Pour s’en assurer, le patron “va au gemba” pour constater la situation de visu et pour en discuter avec ceux qui ont observé ou subi ce problème.»

Éviter de blâmer

À Katie Anderson, Isao Yoshino fait valoir qu’il est important pour les dirigeants de reconnaître les erreurs et de ne pas réprimander leurs subordonnés, «parce que s’ils le font, leurs subalternes auront tendance à dissimuler leurs erreurs, et ça, c’est très mauvais. Comment un gestionnaire peut-il trouver une solution à un problème qu’on ne lui signale pas? Une telle attitude ne fera que nuire au lien de confiance».

Cela nous ramène à l’importance des processus, explique Isao Yoshino : «La plupart des erreurs sont liées à un défaut du système. Ce n’est pas nécessairement la faute de quelqu’un. Le gestionnaire et ses subordonnés devraient améliorer le système en premier lieu. Blâmer un des membres de l’équipe ne contribuera pas à résoudre le problème ni à empêcher qu’il se reproduise. Par contre, si l’erreur a été causée par le style de travail du subordonné, qui peut être désorganisé, négligent ou distrait, on obtiendra de meilleurs résultats si on lui montre à faire les choses correctement au lieu de le réprimander.»

Isao Yoshino est particulièrement sensible à cet aspect du modèle Toyota, car il a subi un sérieux échec professionnel en fin de carrière alors qu’il était chargé de créer une division de bateaux à moteur pour le marché américain. Vice-président de la division nautique de Toyota Motor Sales USA en Floride de 1997 à 2002, c’est lui qui était aux commandes. «Cependant, malgré des efforts soutenus et un partenariat de cinq ans avec une entreprise américaine, j’ai échoué.»

Isao Yoshino reconnaît que la principale raison de son échec est qu’il a perdu de vue le modèle Toyota en mettant trop l’accent sur la quête de résultats plutôt que sur les processus et sur les gens. «Je n’ai pas réussi à transmettre cet aspect de notre culture de gestion à nos partenaires américains. Quand j’ai compris mon erreur, il était trop tard.»

Ses supérieurs, dans le plus pur esprit Toyota, ne lui en ont jamais tenu rigueur. Lors de la petite cérémonie organisée pour son départ à la retraite en 2006, Isao Yoshino est revenu sur l’incident en s’excusant pour cette erreur qui a coûté 30 millions de dollars. «Notre PDG m’a dit: “Yoshino, ne t’en fais pas pour ça. Nous ne savions pas grand-chose des éléments clés de la gestion d’une entreprise américaine. Ce n’est la faute de personne, c’est un processus d’apprentissage.”» Depuis lors, Isao Yoshino continue à répandre la bonne nouvelle selon Toyota.


Note

1- Cette usine de GM à Fremont, en opération jusqu'en 2010, portait le nom de New United Motor Manufacturing Inc. (NUMMI).