De plus en plus conscientisés aux enjeux mondiaux économiques, environnementaux, politiques ou sociaux, nombreux sont ceux qui remettent en question les modèles établis. C’est dans ce contexte de prise de conscience et de recherche de nouvelles initiatives qu’a grandi le concept d’entreprises sociales.

Partout dans le monde, cette forme d’entrepreneuriat prend racine dans des milieux variés, notamment chez les étudiants québécois en gestion. Simple tendance ? Non, répondent Luciano Barin Cruz et Johanne Turbide, professeurs, codirecteurs et cofondateurs du Pôle IDEOS HEC Montréal1.

« L’engouement provient de deux facteurs, ajoute Mme Turbide. Premièrement, l’entrepreneuriat à proprement parler a été bien valorisé au Québec au cours des dernières années, surtout auprès des jeunes. Deuxièmement, les préoccupations par rapport aux changements climatiques, aux écarts salariaux, etc., sont grandissantes. Les jeunes vont vivre avec cela, c’est donc logique qu’ils veuillent changer les choses. Parce qu’ils trouvent moins leur place dans l’écosystème actuel, ils privilégient de nouveaux modèles. Je ne pense donc pas que ce soit une simple mode. Bien sûr, toutes les entreprises ne vont pas devenir sociales du jour au lendemain, mais en même temps, ces préoccupations ne disparaîtront pas. »

Des objectifs différents

L’entrepreneuriat social ne se confine pas à une seule forme d’entreprise. Mais quel que soit le statut de l’entreprise, le profit y est un moyen et non une fin en soi. Ce sont les retombées positives sur les personnes ou sur l’environnement, plutôt que la hauteur du profit réalisé, qui permettent de mesurer le succès de l’entreprise sociale. Celle-ci se distingue de la société commerciale traditionnelle du fait qu’elle réinvestit ses profits pour remplir, poursuivre et faire progresser sa mission sociale ou environnementale tout en assurant sa viabilité financière.

Selon Bill Drayton, fondateur d’Ashoka, le plus grand réseau mondial d’entrepreneurs sociaux, « ces nouveaux entrepreneurs mettent en œuvre des solutions qui transforment profondément les structures de la société et les comportements2 ». Cette association internationale compte plus de 3 000 fellows Ashoka dans 93 pays, dont 52 au Canada et 15 au Québec. Jean-François Archambault (La Tablée des chefs), Manon Barbeau (Wapikoni mobile), Nadia Duguay (Exeko) et Sidney F. Ribaux (Équiterre) en font partie.

Ce groupe compte aussi parmi ses membres le Bangladais Muhammad Yunus, dont le modèle d’affaires a connu beaucoup de succès dans son pays et au-delà. D’ailleurs, comment ce modèle innovateur se transpose-t-il dans les économies développées, par exemple au Québec ?

« On ne part pas du même environnement économique, souligne Luciano Barin Cruz. Les moyens et les montants alloués diffèrent ; c’est une question de coût de la vie et de ressources. Au Québec, il y a des subventions, des dons privés, etc. Mais l’idée de répondre à une problématique sociale, de soutenir des gens qui n’en ont pas les moyens, est la même. Le modèle de Muhammad Yunus est adaptable ici, surtout que le Québec a une culture en économie sociale solidement établie depuis plusieurs décennies. »

En effet, l’entrepreneuriat social au Québec est apparu dans un contexte déjà riche en intervention sociale et environnementale. Ce qu’il y a eu de nouveau avec l’émergence de ce mouvement, au milieu du siècle dernier, ce n’était pas tant l’introduction d’un entrepreneuriat qui s’intéressait au volet social mais bien une nouvelle façon de faire les choses.

La finalité avant la forme juridique

Soulignons qu’au Québec, une loi sur l’économie sociale a été adoptée en 2013 et porte sur les entreprises collectives telles que les coopératives, les organismes à but non lucratif et les mutuelles. Toutefois, pour le moment, l’entrepreneuriat social n’a ni reconnaissance officielle ni cadre précis de fonctionnement.

« La finalité est plus importante que la forme juridique, mentionne Johanne Turbide. L’entrepreneuriat social est un complément à tout ce qui se fait déjà depuis longtemps en économie sociale. C’est un modèle d’affaires qui peut et qui doit coexister avec les autres. Par exemple, le travail accompli par la Fondation du Dr Julien pour soutenir les enfants vivant en milieu vulnérable n’enlève rien à toute l’importance et à la nécessité des services publics en matière de protection de la jeunesse. Même les entreprises traditionnelles peuvent avoir un volet social. Mais font-elles cela uniquement pour bien paraître ? On ne peut pas le savoir, mais si cela a des répercussions positives, tout le monde y gagne. Pensons à ce qu’a accompli la Grameen Bank de Muhammad Yunus avec Danone. » Ensemble, ces deux organisations ont créé pour le marché du Bangladesh un yogourt fortifié à faible coût qui aide à combattre la malnutrition.

Luciano Barin Cruz abonde dans ce sens : « Nous blaguons parfois, au Pôle Ideos, en mentionnant que nous sommes en quelque sorte “agnostiques” du point de vue de la forme organisationnelle : ce qui nous intéresse, ce sont les effets sociaux. Est-ce qu’on peut avoir un écosystème qui accorde de la place à diverses solutions pour pouvoir faire face aux enjeux mondiaux ? Le débat devrait porter là-dessus. »

Article publié dans l'édition printemps 2018 de Gestion


Notes

1 Luciano Barin Cruz est également directeur du premier Centre Yunus au Canada. Johanne Turbide est aussi directrice du développement durable à HEC Montréal.

2 Tiré du site ashoka.org.