Le leadership entretient un rapport au corps souvent métaphorique. Certains organes, comme la tête ou le cœur, sont régulièrement évoqués pour suggérer les diverses facettes de l’art de diriger et mettre de l’avant ce que le leader doit faire ou être. Comment les mains s’inscrivent-elles alors dans cette rhétorique?

Le trio tête-cœur-mains tient souvent le premier rôle dans l’exercice du leadership[1]. La tête est associée aux capacités à se projeter dans l’avenir et à dessiner une vision stimulante et engageante. Là où l’incertitude règne, l’intelligence et la compétence des leaders à tracer les lignes directrices d’un chemin vers la réussite sont les piliers d’un leadership visionnaire.

Le cœur, quant à lui, confère une dimension singulière, chaleureuse et relationnelle au dirigeant, influençant ainsi sa façon d’être et sa façon d’entrer en relation avec les autres. Le cœur est l’expression d’une connaissance de soi, d’une sensibilité aux mouvements intérieurs. Dans un rapport de compréhension, de compassion, voire de service à autrui, c’est une condition essentielle à une relation authentique avec les gens qui l’entourent.

Restent les mains, auxquelles on fait parfois allusion sans toutefois approfondir cette analogie, sinon pour les présenter comme l’organe naturel de l’exécution. Les leaders sont alors désignés comme des êtres d’action.

L’organe des sens, du coeur et de l'esprit

La pauvreté de la métaphore de la main est d’autant plus étonnante que cet organe a fait l’objet de nombreuses recherches qui démontrent son lien étroit avec la pensée, les émotions, la parole et la conscience. Autant de rapprochements qui sont pourtant privilégiés dans les formations en leadership[2].

Au fil du temps, les paléoanthropologues ont réussi à témoigner de la manière dont la bipédie a permis de libérer le pouvoir créateur des mains. Grâce à elles, le cerveau a pu grossir, les yeux se sont rapprochés sur la surface diminuée du visage et ont convergé de façon à voir ce que les mains pouvaient faire. Elles ont donné aux êtres humains la capacité de prendre conscience de ce qu’ils pensaient et de ce qu’ils étaient en regardant ce qu’ils faisaient. Les mains sont ainsi devenues des vecteurs de la conscience de soi.

Cette idée est étayée par de nombreux philosophes qui plaident en faveur d’une main qui reflète l’intériorité de l’être humain dans son engagement avec le monde et les autres et qui ne peut être cantonnée à la seule idée de préhension ou de force d’exécution. Les mains gèrent ainsi le rapport que nous entretenons avec ce qui nous entoure. C’est dans notre contact quotidien avec des personnes et dans la manipulation des outils et des objets que s’expriment notre présence, notre écoute et notre empreinte sur le monde[3].

Dans une perspective sensorimotrice, les doigts et les paumes, recouverts d’une trentaine de milliers de capteurs, mobilisent environ 70% de la mémoire vive du cortex préfrontal et jettent un pont continu entre les mains, les émotions, la cognition et le langage. La recherche en psychologie a par exemple établi des relations entre les mouvements de la main et la stimulation d’une large gamme d’émotions. De la même manière, des examens approfondis de l’activité cérébrale associée à des serrages et à des ouvertures de la main ont mis en lumière le rôle de cet organe dans l’exacerbation de la pensée créative et des capacités de résolution de problèmes[4].

L’influence des mains dans notre façon d’évaluer les autres a également été examinée pour établir des liens entre la température des paumes et l’exercice de plusieurs biais d’attribution qui guident notre perception et nos actions selon le comportement d’autrui.

Le leadership, une activité manuelle

Ce panorama scientifique plaide en faveur du leadership conçu comme une activité dans laquelle les mains jouent un rôle moteur de connaissance et de conscience de soi, d’étalonnage, de véhicule émotionnel et d’interface avec les autres. Le contact des mains avec la matérialité du monde rappelle d’ailleurs la nature transformatrice du leadership spontanément orienté vers le changement.

Voir le leader comme un homme ou une femme de main commande de le situer au carrefour du monde qu’il cherche à diriger et de sa vie intérieure qu’il tente d’orienter pour la mettre au service de sa mission. Le leadership fait non seulement appel à des dispositions intérieures, mais il tient également compte des différentes influences qu’exerce l’environnement à travers les activités de communication ou de négociations du leader, les réunions, les rencontres, etc.

L’art de diriger peut être ainsi conçu comme une forme d’harmonisation des données de l’environnement avec les résonances intimes du leader, qui témoigne d’un alignement et d’une fidélité avec des valeurs, une vision, des intuitions, etc. Or la main est précisément l’organe qui gère cette synchronisation. Elle laisse sur le monde et sur les autres l’empreinte de notre profondeur et, ce faisant, nous expose et nous engage. Lorsque des dirigeants de gouvernement échangent une poignée de main, par exemple, cette action témoigne bien souvent de l’état des relations entre deux pays. Ce contact temporaire entre les deux paumes est un acte délibéré qui prouve qu’on accepte de s’ouvrir à l’altérité et à l’intimité d’une autre personne dans le but de s’engager.

Une oeuvre à quatre mains

Que font alors les leaders de leurs mains et comment les utilisent-ils pour exercer leur leadership? Pour tenter de répondre à cette question, nous proposons une typologie construite autour de deux positions de main fondamentales : la main fermée et la main ouverte. Ces deux positions sont ensuite associées à deux intentions : garder la mainmise ou agir à main levée (voir le graphique ci-dessous).

Les deux positions, soit celle de la main fermée et celle de la main ouverte, peuvent être animées par des intentions différentes selon que le leader désire garder une mainmise ou plutôt agir à main levée sur les différents aspects de son environnement.

Pour comprendre cette distinction, imaginons les mains d’un chirurgien. Elles manifestent certes son savoir et son expertise (mainmise), mais elles sont aussi sereinement disponibles à la possibilité d’une situation plus complexe, inattendue et contraire à ce qu’il sait (main levée). Un vocabulaire plus à la mode inciterait à parler de garder prise ou de lâcher prise, mais cette terminologie ne rendrait pas compte de la nécessaire prise en main dans les deux cas de figure.

La main, l'organe du leadership

Garder la mainmise n’exige pas nécessairement de fermer la main pour ne rien lâcher. Si tel est le cas, il s’agit d’une posture de contrôle (cadran 1), situation somme toute réaliste dans le travail quotidien d’un leader dont on soupçonne qu’il maîtrise régulièrement les leviers essentiels à l’accomplissement de ses projets et de sa vision.

Il est cependant possible de garder la mainmise en ouvrant la main. On parle alors de l’exercice de l’influence (cadran 2). Cette emprise consiste à convaincre sans combattre et à faire converger sans forcer (main ouverte) des avis ou des intentions vers un projet sur lequel on souhaite garder la mainmise. Dans cette situation, la main ouverte est une main pleine, comblée de propositions, et se présente comme une invitation à rallier une cause, des intérêts ou un avis. 

Sur le versant de la main levée, on distinguera la main fermée dont la prise agile et expérimentée apporte la confiance grâce à laquelle le leader, comme le chirurgien, n’a pas peur d’y perdre dès lors qu’il doit saisir une situation complexe dont plusieurs données lui échappent (cadran 3). L’image du maître d’art martial pourrait renchérir cette perspective dans laquelle sa maîtrise confiante des imprévisibles adversaires puise dans l’acceptation de ses limites de contrôle pour les dépasser.

Le leader se meut enfin en virtuose (cadran 4) lorsque sa main se vide d’elle-même (main ouverte) pour accueillir ce qui n’est pas elle (main levée). L’image de l’artiste qui crée à main levée, se laissant guider par ses intuitions, illustre pleinement la posture du virtuose.

Tête, cœur et mains : le corps entier participe à l’exercice du leadership. À l’image des approches plurielles qui existent pour préparer les dirigeants à exercer leur tête et à apprêter leur cœur à cet art délicat de diriger, des voies nouvelles se dessinent pour les disposer à un usage subtil des mains en vue d’en faire un organe œuvrant au service du bien commun qu’ils bâtissent et défendent. En combinant ainsi les approches rationnelle, émotionnelle et expérimentale, les leaders incarnent une vision claire et une authenticité, laissant une véritable empreinte dans le monde qui les entoure.

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion


Notes 

[1] Strack, R., Kugel, J., Dyrchs, S., et Tauber, M., «Leadership in the new now» (article en ligne), Boston Consulting Group, 7 mai 2020.

[2] Radman, Z. (éd.), The Hand, an Organ of the Mind: What the Manual Tells the Mental, Cambridge, The MIT Press, 2013, 464 pages.

[3] Housset, E., Le don des mains : phénoménologie de l’incorporation, Bruxelles, Lessius, 2019, 290 pages.

[4] Goldstein, A., Revivo, K., Kreitler, M., et Metuki, N., «Unilateral muscle contractions enhance creative thinking», Psychonomic Bulletin & Review, vol. 17, n° 6, décembre 2010, p. 895-899.