Avez-vous déjà arpenté un centre commercial, l’air hagard, un jeudi soir de janvier, à la recherche d’une paire de mitaines? Ou essayé de vous acheter des bottes chaudes parce que les vôtres venaient de vous lâcher, prenant l’eau dans la sloche de février? Bonne chance!

Un hiver, je me suis cassé le poignet et j’ai dû troquer mes gants sophistiqués contre des mitaines suffisamment larges pour laisser passer le plâtre. Les seules moufles trouvées en magasin arboraient les couleurs du Canada : nous étions en plein milieu des Jeux olympiques d’hiver! Je me suis donc baladée partout, pendant six semaines, la feuille d’érable rouge ostentatoirement exposée. Pas le choix.

Quiconque magasine chez Costco peut constater ce genre de dissonance temporelle toute l’année : les bulbes d’automne apparaissent dès juin, avec les articles de la rentrée scolaire. C’est l’Halloween en juillet, Noël en août. Les outils de jardinage et les pubs de piscines qui surgissent dès février constituent les seules nouvelles optimistes du lot.

Nous vivons dans l’anticipation. La chose la plus difficile à accepter et à gérer semble être le moment présent. Alors que tous les coachs de vie, que tous les ouvrages de croissance personnelle et que même les paillassons nous crient Carpe diem en grosses lettres majuscules, nous sommes impatients et indisciplinés. Je veux bien vivre le moment présent, mais toute l’époque me hurle le contraire.

Trop ou pas assez

En règle générale, il existe (avec de multiples variations, certes) deux rapports au temps : celui qu’on n’a pas et celui qu’on a en trop. Ces deux vitesses dépendent souvent de notre position sur l’échelle de l’âge. Mais, au-delà de notre âge, nous ne sommes pas tous égaux devant le temps. Des facteurs comme la maladie ou l’absence d’argent peuvent influencer notre rapport au temps.

Souvent, nous voulons que ça aille vite. Que le temps passe en courant. Nous redoutons l’ennui. Nous le fuyons. Pourtant, du temps long non imparti à une finalité surgissent souvent les idées, les solutions. Nous ne faisons pas assez l’apologie de l’ennui, du temps «consacré» à ne rien faire. L’ennui, ce n’est pas des vacances. C’est un vide un brin gossant, mais pas angoissant pour autant. L’ennui nous oblige à mettre du sens dans un moment creux non sollicité, dans le mou de nos vies. J’ai eu bon nombre d’idées surprenantes les jours d’ennui. Il ne faut pas avoir peur du temps qui s’étire.

On entend souvent des gens se plaindre de leur rapport au temps. Je relatais, de façon anecdotique, les saisons de la surconsommation qui nous poussent à l’égarement, mais il y a pire dans notre rapport disloqué au temps. Beaucoup éprouvent une difficulté croissante à l’idée de faire des projets, à imaginer leur vie dans un, trois ou sept ans. À s’engager. Écoanxiété, bouleversements qui secouent le monde du travail, ou le monde tout court, nouvelles valeurs qui émergent... Certains souffrent d’anxiété en pensant à l’avenir.

La pandémie et le confinement ont considérablement modifié notre rapport au temps. D’un coup, la gestion du temps est devenue vaine. Pendant que nous étions assis en vêtements mous devant Netflix, les heures s’allongeaient à l’infini. Le temps s’est arrêté pour plusieurs d’entre nous, procurant un abyssal – mais pas désagréable – sentiment de lâcher-prise. Puis, il y a eu la course contre le temps, la course aux vaccins. Il fallait faire vite. La gestion du temps a repris son cours. Le rythme s’est emballé. Nos vies sont redevenues frénétiques. Vacances dans le Sud durant la relâche scolaire, vacances d’été, rentrée, Noël à préparer, Pâques à souligner : tous les incontournables d’une vie bien remplie…

La gestion de notre temps est devenue plus stressante qu’avant la pandémie. Peut-être parce que, pour la plupart, nous avons connu un arrêt providentiel de nos vies de fous, ne serait-ce qu’avec la pratique du télétravail. Je ne dis pas que la pandémie a été une bénédiction; souvenons-nous des CHSLD, des angoisses des jeunes, des propriétaires de commerces et des entreprises qui voyaient s’écrouler leur raison d’être. Mais pour beaucoup de gens, la crise a forcé un nouveau contrôle du temps, plus agréable.

Le temps retrouvé

Elle a appris à plusieurs qu’ils avaient envie de vivre autrement. Certains ont quitté la ville pour une vie à la campagne, ou ont fait le choix de la banlieue et d’un mode de vie moins effréné. D’autres ont laissé leur emploi ou choisi la retraite anticipée, ou carrément changé de domaine pour mieux se réaliser, être en accord avec leurs valeurs profondes, ou simplement pour moins s’investir psychologiquement dans leur boulot.

Beaucoup ont acheté un chalet, un camp, un shack pour se consacrer à quelque chose de plus nourrissant, ne serait-ce que la fin de semaine. Tous ces projets n’ont pas été des réussites, tant s’en faut. Mais ils parlent. Plus que d’un besoin d’espace, ils témoignent d’un immense et urgent besoin de temps. De temps retrouvé, pour soi, en famille, entre amis. De temps de qualité, de temps qu’on se donne.

Le temps, c’est de l’argent. C’est pour ça que, depuis toujours, on le gère, on le comptabilise, on le rationalise. Mais le temps, c’est aussi de l’or, quand on se donne les moyens de slacker sur sa gestion...

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion