Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

Frappés de plein fouet par la pandémie de COVID-19, plusieurs gouvernements ont pris des décisions pour soutenir l’économie. Au Québec, le projet de loi 66 adopté en décembre 2020 met l’accent sur un programme ambitieux de grands projets d’infrastructures, notamment pour en accélérer l’exécution et pour sauver les emplois. Cependant, a-t-on vraiment pris conscience des contraintes temporelles inhérentes à de tels projets?

Les futurs manuels d’histoire relateront avec force détails les soubresauts d’une planète traversée, en 2020 et 2021, par une pandémie d’une violence inconnue depuis la grippe espagnole de 1918-1920. Ils expliqueront comment, en l’espace de quelques semaines, les échanges internationaux de biens et le transport de personnes se sont quasiment mis à l’arrêt, provoquant une récession majeure aggravée par des décisions inévitables de confinement des populations pour éviter une surmortalité causée par la propagation incontrôlée d’un coronavirus. S’il est trop tôt pour tirer des conclusions définitives à propos de la pertinence de certaines décisions politiques, une première réflexion reste envisageable. Les divers gouvernements ont ainsi opté pour des solutions différenciées, toujours dans l’objectif de réduire les effets économiques délétères de la COVID-19.

C’est le cas non seulement en Europe mais aussi au Québec1. La Loi concernant l’accélération de certains projets d’infrastructure, sanctionnée le 11 décembre 2020, porte sur la relance de l’économie et sur l’atténuation des conséquences de l’état d’urgence sanitaire déclaré le 13 mars 2020. Par-delà les controverses déclenchées par un tel projet législatif, ce sont ses éléments structurants que questionnent bon nombre d’observateurs. En effet, cette loi comporte un ambitieux programme d’infrastructures. Dans l’absolu, pourquoi ne pas imaginer que l’injection massive de dollars par le secteur public permettrait de donner un nouveau souffle à l’économie? Ce serait toutefois ignorer ce que nous apprennent de multiples travaux conduits depuis des décennies en gestion de projet. L’heure est non pas à la condamnation sans appel d’une politique de grands projets pour tenter d’entrevoir l’après-crise mais à une analyse circonstanciée des risques consécutifs à l’adoption d’un rythme trop rapide.

Le monde de l’après-crise

Aux prises avec des bouleversements d’une ampleur inégalée depuis la Deuxième Guerre mondiale, les autorités politiques d’un grand nombre de pays ont choisi d’adopter une vision à court terme d’aide massive immédiate à un maximum de secteurs d’activité. En France, notamment, l’intervention du président Emmanuel Macron en mars 2020 reste gravée dans la mémoire collective : il fallait sauver l’économie française «quoi qu’il en coûte». L’objectif affiché consistait alors à éviter un délitement du tissu industriel et commercial pour «repartir de l’avant» après la crise de la COVID-19, avec une prise en charge par l’État de la quasi-totalité des salaires de pans entiers du secteur privé brutalement paralysés. Si un tel interventionnisme surprend peu dans un pays marqué de longue date par une forte culture d’État providence et s’il est même parfois présenté comme une option vitale2, ce type d’intervention a également été envisagé dans d’autres pays européens ayant pourtant choisi la mise en œuvre de politiques néolibérales.

En revanche, force est d’admettre qu’en Europe, une grande réflexion en matière de projets infrastructurels n’a pas pu s’imposer dans les débats. Il fallait non plus se projeter dans le monde d’après grâce à la concrétisation de grands projets mais plutôt garder intacts un outil de production, des moyens logistiques et une main-d’œuvre qualifiée pour anticiper la reprise des échanges mondiaux. Après tout, un tel raisonnement peut s’expliquer quand on sait combien il est coûteux de reconstruire un appareil productif ravagé par une crise. Mais l’histoire nous apprend aussi – et surtout – que si le capitalisme américain ne s’est pas effondré après la crise de 1929, c’est en grande partie grâce au New Deal impulsé par le président Franklin D. Roosevelt, fondé notamment sur une politique de grands travaux, dont la création de la Tennessee Valley Authority est un exemple emblématique3. Toutes proportions gardées, c’est la voie choisie au Québec à l’heure actuelle. Or, une telle option est-elle sans danger?

Grands projets : la voie est libre

Avec la pandémie de COVID-19 qui perdure, les pays occidentaux se sont lancés dans des plans massifs de riposte. Le budget infrastructurel du Québec s’élevait par exemple à 14 milliards de dollars en 2020. Le mouvement enclenché ne devrait pas cesser de sitôt : la Loi concernant l’accélération de certains projets d’infrastructure porte sur l’exécution de pas moins de 181 projets. L’objectif : soutenir durablement l’économie. Les exemples les plus marquants concernent des investissements dont l’objectif consiste à améliorer la mobilité des individus en s’inscrivant dans une logique de meilleure gestion des flux dans les espaces urbains.

Ainsi, cette loi constitue une véritable occasion de mettre rapidement en chantier de grands projets infrastructurels comme le prolongement de la ligne bleue du métro à Montréal et le tramway électrique dans l’ouest de Gatineau. L’allocation rapide de contrats à des entreprises en situation financière délicate leur permettra d’offrir du travail à leurs salariés et redonnera du souffle à une économie québécoise en pleine récession. N’oublions pas que la crise sanitaire permet de bénéficier de coûts infrastructurels moindres compte tenu de la chute brutale de nombreux marchés et, donc, de l’existence de surcapacités de production qui tirent les prix vers le bas. De manière un peu provocatrice, la pandémie de COVID-19 semble faire jaillir une lumière imprévue pour de grands projets infrastructurels, dont certains étaient d’ailleurs plus ou moins en sommeil.

Une fausse bonne nouvelle?

Quels enseignements peut-on tirer de la théorie et de la pratique de la gestion de projet, à savoir l’art et la science de la conception, de la planification, de la mise en œuvre, du suivi et de l’évaluation d’un projet? L’avant-projet, cette phase en amont où les concepteurs évaluent les besoins (à quoi sert le projet?), analysent la faisabilité (peut-on y arriver?), jaugent les options (y a-t-il plusieurs façons de le réaliser?), examinent les risques (qu’est-ce qui peut aller mal?) et esquissent les plans du projet (échéanciers et coûts), se déroule sur plusieurs années. À cela s’ajoutent des procédures bureaucratiques imposées, notamment la règle du plus bas soumissionnaire dans les appels d’offres publics, l’obtention des permis de construire le long du tracé des infrastructures ou encore les études d’impacts environnementaux. Or, la Loi concernant l’accélération de certains projets d’infrastructure vise explicitement à assouplir ces procédures par souci d’agilité et de flexibilité, autrement dit pour aller beaucoup plus vite et pour en recueillir sans délai les fruits (économiques et sociaux). Mais est-ce vraiment une bonne nouvelle?

Attardons-nous quelque peu sur la règle spécifique du plus bas soumissionnaire, qu’on trouve également dans le code des marchés publics européens. Sur les 12 milliards de dollars de contrats publics accordés chaque année au Québec, 80 % sont attribués sur la base exclusive du critère du prix. Bien évidemment, un bon prix ne signifie pas forcément un bon choix en matière de qualité de la prestation et de durabilité du résultat. Par exemple, il est reconnu que le rapport qualité-prix de l’ancien pont Champlain à Montréal était largement décevant, sans oublier les risques de collusion ou de corruption soulevés par la commission Charbonneau. Ainsi, même si elle est pleine d’intentions louables et ne devrait pas déplaire à court terme aux Montréalais, qui veulent sans aucun doute le prolongement de leur métro aujourd’hui plutôt que demain ou après-demain, la loi citée plus haut n’entraînera pas mécaniquement la concrétisation de grands projets dans les meilleures conditions économiques, techniques et logistiques. La menace de déconvenues n’est pas à exclure si les contraintes temporelles sont mésestimées.

Éloge du temps long

Même s’il n’est jamais possible de prévoir les coûts des infrastructures avec une exactitude absolue, les retombées anticipées des projets doivent être analysées en amont afin d’éviter d’échouer avant même de commencer. On sera ainsi en mesure de mieux répondre aux exigences en matière de complexité et d’incertitude4 (l’histoire des sols contaminés lors du projet Rapibus en Outaouais constitue un bon exemple de manquement à cet égard5). De multiples exemples historiques ont démontré que les grands projets infrastructurels exigent des temps de planification et de réalisation très longs, avec des surcoûts pouvant parfois atteindre 40 % du budget imparti. En d’autres termes, tout grand projet de construction implique nécessairement un temps long, souvent indispensable pour en accroître la qualité et la durabilité, ce qui fait finalement la différence entre le succès et l’échec. De tels projets ayant marqué les esprits dans le monde entier témoignent de l’omniprésence du temps long.

Ainsi, le pont du Golden Gate à San Francisco a été inauguré en 1937 en respectant les délais et les coûts prévus (succès de gestion) et a parfaitement rempli les objectifs stratégiques assignés en matière de facilitation des échanges et des approvisionnements (succès de l’infrastructure). Pourtant, sa conception avait commencé 21 ans auparavant, en 1916. De même, la ligne ouest du métro de Sydney, en Australie, livrée en 2019 et dont le prolongement avait fait l’objet d’un investissement de 150 millions de dollars de la Caisse de dépôt et placement du Québec, a été un succès de gestion, mais pas sans un avant-projet d’une durée de 12 ans. Quant au Rapibus de Gatineau, évoqué précédemment, ce cas est encore plus édifiant : 21 ans se sont écoulés à compter de l’idée originelle jusqu’à la mise en service, en 2013, avec non seulement l’abandon d’un tronçon en cours de projet mais aussi trois ans de retard, un surcoût de 105 millions de dollars et une qualité de service si décevante que certains l’ont baptisé le «Lentibus». Dans ce cas, force est d’admettre que la réussite du projet est toute relative.

Pour conjurer la malédiction d’une sorte de darwinisme inversé où seuls les «moins bons» projets infrastructurels survivent et où règne en maître la presque inévitable «erreur de planification», une prise de conscience s’avère indispensable. Plus que jamais, il est dangereux de sous-estimer les contraintes temporelles inhérentes aux projets en mettant en avant une urgence que la COVID-19 exacerbe: relancer le plus vite possible la machine économique. Mais attention : un art subtil de la manipulation de masse peut facilement se déployer par temps de crise pour présenter les grands projets sous un jour plus attrayant qu’ils ne le sont en réalité6. Il suffit de penser au projet de la démesure que représente le barrage hydroélectrique de Muskrat Falls, au Labrador, un fiasco de 14,7 milliards de dollars qui a coûté deux fois plus cher que prévu et qui représente désormais 35 % de la dette nette de Terre-Neuve-et-Labrador.

En somme, la Loi concernant l’accélération de certains projets d’infrastructure correspond à une volonté politique d’avancer au pas de course, quitte à oublier la sagesse de La Fontaine : «Rien ne sert de courir, il faut partir à point.» comme nous le rappelle Albert O. Hirschman7, un des pères fondateurs de la gestion de projet, tout projet infrastructurel est un mélange d’ambition et de modestie, et il serait maladroit de faire preuve d’ambition… sans aucune modestie.


Notes

1 Venne, J.-F., «Relance économique : de retour après la pause», Gestion Hec Montréal, vol. 45, n° 2, été 2020, p. 44-47.

2 Cohen, É., «La souveraineté industrielle au révélateur du COVID-19», Politique étrangère, n° 3, automne 2020, p. 71-83.

3 Knop, H., The Tennessee Valley Authority Experience, Laxenbourg (Autriche), International Institute for Applied Systems Analysis, 1976, 720 pages.

4 Ika, L., Love, P. E. D., et Pinto, J. K., «Moving beyond the planning fallacy: the emergence of a new principle of project behavior», IEEE Transactions on Engineering Management (à paraître en version imprimée en 2021).

5 Ika, L., «Grands projets : trop grands pour réussir ?», Organisations & Territoires, vol. 23, n° 3, été 2014, p. 15-24.

6 Ibid.

7 Hirschman, A. O., Development Projects Observed, Washington, Brookings Institution, 1967, 218 pages.