Le changement, signe d'innovation ou d'épuisement?

Faut-il se préoccuper du nombre important de changements dans le réseau de la santé? Y en a-t-il trop en même temps? Vit-on de l’excès de changements? Et si poser la question c’était aussi donner la réponse… Que savons-nous sur la capacité des personnes à vivre un grand nombre de changements en même temps? Y a-t-il un seuil de saturation, un seuil critique de fatigue face aux changements? Si oui, quel serait-il et comment le mesurer?

D’abord, il faut reconnaitre le fait que les organisations qui performent le mieux sont habituellement celles qui sont en mesure de se transformer régulièrement, de façon rythmée et significative. Également, elles ont souvent une culture d’innovation et d’expérimentation qui leur permet de s’ajuster constamment et de développer leur capacité à changer.

Cela dit, ce n’est pas nécessairement le nombre d’initiatives ou de réformes per se qui influence le niveau d’épuisement, mais ce serait plutôt la perception même de l’intensité de ces changements par ceux qui sont visés par ces derniers. Or, nos recherches dans le réseau de la santé et des services sociaux¹ tendent à démontrer que l’on peut mesurer de façon valide la perception des employés devant l’intensité des contextes de changement. En fait, la perception d’intensité se décline en trois cibles : le rythme, l’étendue et l’impact des changements². Ces cibles sont complémentaires et interreliées, mais elles peuvent être gérées indépendamment.

La perception du rythme des changements réfère à la simultanéité d’épisodes de changement qui s’empilent et parfois même s’ajoutent avant que les précédents ne soient terminés. Cette perception est élevée, voire très élevée dans le réseau : 49 % du personnel rapporte un rythme de changement intense ou fortement intense. Aucune catégorie d’emploi ne semble échapper à ce phénomène dans notre échantillon. De façon préoccupante dans un avenir rapproché, ce sont les gestionnaires qui rapportent les niveaux les plus élevés de rythme des changements.

La perception de l’étendue des changements a trait à la portée des initiatives sur les processus, les procédures, les routines, les objectifs et la culture professionnelle des employés. En d’autres mots, moins les changements laissent aux employés certains refuges dans leurs pratiques et leurs environnements, plus ils percevront une intensité et plus cela aura un effet sur leur engagement envers l’organisation. Tout remettre en question du même coup aura donc un effet important qui portera lui-même ses effets négatifs dès le démarrage du changement. Cette perception est également élevée dans les études réalisées : 51 % évaluent que les changements dans le réseau sont très étendus.

La perception de l’intensité des impacts des changements est aussi à considérer. Elle réfère à la perception des effets et des impacts des changements sur la personne, sa tâche, et sa performance. Du même coup, plus un changement apparait comme « nouveau », plus son impact sera perçu comme intense, cela contrairement à des changements incrémentaux et prévisibles. Aussi, quoiqu’un changement puisse ne pas être étendu, son impact peut remettre très intensément en question une pratique, une procédure, une équipe au point de déstabiliser profondément un groupe de personnes. En soi, cela est gérable. Par contre, il est important d’intégrer les différentes initiatives et de ne pas toucher les mêmes personnes à une telle intensité de façon soutenue et consécutive. Le désengagement et l’intention de quitter l’organisation sont des résultantes néfastes liées au niveau d’impact. Dans le cadre de nos études, seulement 18 % rapportent un impact intense ou fortement intense des changements qu’ils vivaient à ce moment précis; la plupart des employés se voyant touchés modérément par l’ensemble des changements du réseau. Ici aussi, les gestionnaires ont tendance à percevoir davantage les impacts des changements. Le cumul d’un rythme intense dans les deux dernières années et d’un impact modéré des changements actuels auront des effets négatifs sur l’adaptation du personnel. Ce n’est donc pas seulement le fait de l’impact actuel lui-même qu’il faut surveiller pour cibler les interventions opérationnelles et stratégiques.

En résumé:

  • Faut-il se préoccuper du nombre important de changements dans le réseau? Ce n’est pas tant le nombre de changements qui compte, mais l’impression qu’ils sont désincarnés et que leur contenu est imprévisible. Il faut en gérer le sens!
  • Vit-on de l’excès de changements? Nous tendons à répondre à cette question par l’affirmative. La plupart des groupes sondés y voient un rythme et une ampleur (étendue) élevés, qui sont liés à l’épuisement. Les gestionnaires semblent plus affectés que les autres groupes, ce qui peut laisser entrevoir une amplification de l’expérience d’excès à venir pour leurs équipes.
  • Que savons-nous sur la capacité des personnes à vivre un grand nombre de changements en même temps? Y a-t-il un seuil de saturation, un seuil critique de fatigue face aux changements? Oui, on peut mesurer le seuil de saturation lié à l’intensité des changements et ainsi prédire les comportements de soutien et de résistance qui s’ensuivront. Qui plus est, on y perçoit un effet décuplé sur ces comportements lorsque l’intensité est suffisamment grande pour être explicative d’épuisement.
  • Finalement, est-il important de gérer les perceptions relatives au rythme, à l’étendue et aux impacts des changements? Les effets de ces perceptions sont positivement liés à l’épuisement émotionnel, à l’incertitude et sont négativement liés au soutien envers le changement². Voilà donc de très bonnes raisons pour mieux gérer l’ensemble des initiatives de changement qu’il y a actuellement dans le réseau, en partant d’une structure organisationnelle et stratégique!

Lisez la seconde partie de cet article : « Quelles sont les pistes d’action face à une potentielle surcharge de changements dans le réseau de la santé? »


Notes

¹ Réfère à plusieurs études menées auprès de de plus d’un millier de personnes du réseau québécois de la santé et des services sociaux répartis dans plusieurs établissements de la région de Montréal. L’échantillon est représentatif de différentes entités institutionnelles, de différents établissements et des catégories d’emploi incluant : gestionnaires, personnel de bureau, personnel paratechnique, personnes en soins infirmiers, techniciens et professionnels associés (ex. : pharmaciens) et médecins. Certains établissements ont été mesurés avant la réforme (loi 10), d’autres après. Étant donné la multitude et la nature des changements vécus avant la réforme par chacun des établissements, les résultats avant et après sont très similaires. Par contre, les gestionnaires ont été touchés plus significativement par la réforme.

² Johnson, Kevin J. (2016). « The dimensions and effects of excessive change ». Journal of Organizational Change Management, 29(3), 445–459.

³ Herscovitch, L., & Meyer, J. P. (2002). « Commitment to organizational change: Extension of a three-component model ». Journal of Applied Psychology, 87(3), 474–487.