Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

La joie est possible en entreprise : voilà le credo de Richard Sheridan, fondateur et président-directeur général de Menlo Innovations et auteur de l’ouvrage Joy, Inc. Incursion dans le monde du bonheur au travail et de la culture collaborative.

Kealy Williams, conceptrice principale de logiciels chez Menlo Innovations, a compris à quel point son employeur était spécial lorsqu’une personne qui visitait cette entreprise d’Ann Arbor, au Michigan, a fondu en larmes. «J’expliquais que chez nous, ce n’est pas très grave lorsque quelqu’un sous-estime le temps ou le budget alloué à un projet. Bien des gens croient qu’il est impossible de travailler sans ce type de pression. Ç’a été un tel choc pour cette femme qu’elle s’est mise à pleurer!», raconte-t-elle.

Les 50 employés de cette entreprise américaine spécialisée dans la conception de logiciels personnalisés sont habitués aux réactions dubitatives de leurs visiteurs. Chaque année, il en passe plus d’un millier, surtout des travailleurs dans le domaine des nouvelles technologies, qui visitent les bureaux de cette PME dans l’espoir d’en comprendre le secret. Un secret en apparence fort simple : quand Richard Sheridan a lancé Menlo Innovations, en 2001, il a décidé qu’il y ferait régner une «culture de la joie».

«Dans une organisation joyeuse, les membres du personnel se consacrent entièrement à leur travail. Ils mettent tout leur potentiel, toute leur énergie et tout leur talent au service de l’entreprise», affirme M. Sheridan, qui a cofondé Menlo Innovations avec son associé et directeur de l’exploitation James Goebel. «Imaginez si vous pouviez rentrer à la maison tous les soirs en vous disant : “J’aime mon travail”, “Ce que je fais est important” et “Je contribue à changer les choses dans le monde”. Eh bien, c’est possible.»

Auteur de deux livres à succès1, Richard Sheridan a donné plus de 250 conférences sur son style de management dans 17 pays. Son modèle de gestion des ressources humaines suscite un tel intérêt que les visites d’entreprise et les consultations offertes aux PDG – 20 000 $ pour deux jours – rapportent 10 % des revenus de la PME. Lui qui se présente comme un PDG et un maître conteur (chief storytelling officer) nous a expliqué comment il a créé cette culture collaborative et originale, basée sur des principes élémentaires – travail d’équipe, relations saines, communication, ouverture et transparence –, et pourquoi elle permet à son entreprise de prospérer.

Les effets négatifs de la peur

«La première chose à faire consiste à éliminer la peur», dit Richard Sheridan, qui a mis au point son premier logiciel en 1971, à l’âge de 13 ans. Après un baccalauréat et une maîtrise en informatique, il a commencé à gravir les échelons dans l’univers bouillonnant des technologies de l’information jusqu’à atteindre le niveau de vice-président chez Interface Systems, une entreprise de solutions logicielles, peu de temps avant de fonder Menlo Innovations. Or, tout au long de ce parcours, ses superviseurs avaient insisté sur l’idée selon laquelle l’intimidation constitue la meilleure façon de motiver les employés. «Je me glissais dans les cubicules pour leur demander : “Sur quoi travaillez-vous? Viendrez-vous au bureau en fin de semaine? Aurez-vous bientôt terminé?”», raconte-t-il.

Richard Sheridan attribue à son associé James Goebel le mérite de lui avoir fait comprendre à quel point la peur est contre-productive en tant qu’outil de gestion. «Elle nous pousse à combattre ou à fuir. La peur paralyse la partie la plus fertile du cerveau, celle qui est à l’origine de la créativité, de l’imagination, de l’inventivité et de la capacité d’innovation. Pire encore, un climat de peur nuit à la circulation des informations essentielles à une bonne gestion, parce que plus personne n’ose soulever le moindre problème», dit-il.

Comment éliminer la peur, alors? L’expérience a montré à Richard Sheridan qu’il est finalement assez simple de faire disparaître le «facteur peur». «C’est James qui m’en a fait la démonstration. Très tôt, il a déclaré à notre personnel que si quelque chose allait de travers dans l’entreprise, c’était de sa faute à lui! Nous avons par la suite appris à nos chefs de projet que lorsqu’un membre de leur équipe soulevait un problème, ils devaient se contenter de sourire et dire : “Merci de nous signaler ça. Maintenant, essayons de trouver une solution ensemble. Discutons-en. Pouvons-nous en parler au client?” Pour des dirigeants, ça exige une bonne dose d’humilité.»

La culture de la collaboration

Richard Sheridan a ensuite décidé d’implanter une culture qui favorise le travail d’équipe intensif dans son entreprise. Ainsi, tous les concepteurs de logiciels chez Menlo Innovations travaillent en tandem – sur un seul ordinateur et avec une seule souris! – et changent de tandem toutes les semaines. «Quarante heures par semaine, les membres de chaque tandem ne se quittent pratiquement pas, explique le PDG. C’est la meilleure façon d’apprendre, surtout que nous savons que les débutants progressent plus vite s’ils sont formés par des personnes aux styles très différents.»

Il a trouvé d’autres avantages à la gestion par tandems, notamment afin de régulariser le flux des tâches : «À tout moment dans une entreprise, il peut y avoir des équipes surchargées de boulot et d’autres qui se tournent les pouces, dit-il. Chez nous, en jumelant les gens chaque semaine, nous mettons constamment l’organisation à niveau et répartissons le travail au sein de toute l’équipe.»

Au service de cette entreprise depuis trois ans à titre de programmeuse, Sarah Ball raconte avoir dû prendre le temps de s’habituer au système de travail en tandem : «Or, maintenant, je ne voudrais changer de formule pour rien au monde, dit-elle. Dans mon emploi précédent, mon degré d’activité oscillait entre rien et trop. Je recevais un courriel et j’étais littéralement débordée, puis ça tournait au ralenti pendant quelques jours. Chez Menlo, je sais que je vais rester occupée et que mon travail sera prioritaire.»

Le sens du travail

«Nous avons tous besoin d’un objectif plus ambitieux pour nous guider, que ce soit dans le travail ou dans la vie», affirme Richard Sheridan, qui a appris cette leçon lorsqu’il était une étoile montante dans le domaine de la conception de logiciels. «Je travaillais fort pour progresser et je tenais à satisfaire mes clients. Cependant, je ne voyais que des gens mécontents autour de moi, qu’il s’agisse des membres de mes équipes, de mes clients ou des utilisateurs de mes produits. J’ai alors décidé de renouer avec le plaisir du travail bien fait et de rendre les gens heureux.»

Lorsqu’il est devenu patron, Richard Sheridan s’est juré de faire en sorte que ses employés puissent eux aussi goûter ce plaisir authentique mais parfois trop rare. À cette fin, il a formulé pour son entreprise un énoncé de mission ambitieux. Très ambitieux, grandiloquent même. «Notre mission? En technologie, mettre fin à la souffrance humaine.» Rien de moins.

Si cet énoncé semble pour le moins idéaliste, M. Sheridan s’en moque : «La plupart des entreprises héritent d’une culture quelque peu empruntée en matière de gestion des ressources humaines, ce qui ne leur correspond pas toujours. Nous, nous visons très haut dans ce domaine. Nous avons voulu conférer une certaine noblesse à notre énoncé de mission parce qu’il vise à renforcer cette culture de la joie que nous essayons de créer sur les lieux de travail», dit-il. Kealy Williams, qui travaille chez Menlo Innovations depuis 15 ans, affirme toutefois que certains employés se moquent gentiment de l’idée selon laquelle leur travail contribue à atténuer les souffrances de l’humanité : «D’un autre côté, il faut bien admettre que ça donne un sens à ce qu’on fait. Je n’ai jamais l’impression de faire un travail sans but.»

«Le boulot n’a pas besoin d’être compliqué pour être satisfaisant, explique Sarah Ball. Dans de nombreux projets, nous devons utiliser de vieux programmes informatiques qui comportent toutes sortes de problèmes. Mais je suis heureuse à la simple idée de laisser les choses en meilleur état qu’auparavant. Les jours où je réussis à résoudre un casse-tête sont ceux où j’aime le plus travailler chez Menlo.»

Les ressources humaines repensées

Bien sûr, il ne suffit pas de déclarer qu’il y aura de la joie dans une organisation ou que le travail d’équipe sera enrichissant et satisfaisant pour établir une véritable culture du bonheur au travail. Richard Sheridan et James Goebel ont passé en revue chaque étape du processus de gestion des ressources humaines : comment recruter, mener des entrevues, intégrer de nouveaux joueurs au sein des diverses équipes, obtenir réponse à des questions importantes, accorder des promotions et même procéder à des congédiements.

Après avoir créé son système de travail en tandem, Richard Sheridan a donc cherché une manière de confier le contrôle aux employés. Chez Menlo Innovations, presque toutes les décisions en matière de gestion des ressources humaines sont le fruit d’un travail d’équipe. L’embauche, par exemple, ne repose pas tant sur une série d’entretiens que sur un test psychologique combiné à une période d’essai destinée à déterminer quels candidats s’intègrent le mieux à leur équipe. Ainsi, Sarah Ball était tellement convaincue de vouloir travailler chez Menlo Innovations qu’elle a immédiatement quitté son emploi à Washington et s’est installée dans le Michigan avant la période d’essai de trois semaines. «Ce que nous ne recommandons pas !», dit-elle en souriant.

Les premiers entretiens regroupent 50 candidats répartis en tandems. Il s’agit pour eux de répondre à des instructions inusitées. «Au préalable, nous leur expliquons qu’ils doivent non pas se mettre en valeur eux-mêmes mais plutôt valoriser leur partenaire. Ceux qui réussissent obtiennent un deuxième entretien», explique Richard Sheridan.

Mais quelles qualités recherche-t-on chez Menlo Innovations? «Ça se résume aux compétences relationnelles qu’on évalue dans les bulletins de maternelle», dit le PDG en riant. Ça peut être aussi simple que ceci : «Travaillez-vous bien avec les autres? Les respectez-vous?» La PME préfère les candidats qui savent mettre à l’aise un partenaire nerveux en entamant le dialogue, qui cherchent à déterminer les points qu’ils ont en commun et qui ne ramènent pas sans arrêt la conversation à eux-mêmes.

Richard Sheridan explique que les profils recherchés ressemblent à ceux qu’on voudrait dans une ligue d’improvisation : «Ça tient beaucoup à l’idée selon laquelle un bon joueur d’impro aide avant tout ceux qui l’entourent et se comporte comme s’il était le joueur le moins important sur scène.» Il cite comme source d’inspiration l’ouvrage de Patrick Lencioni intitulé Le Coéquipier idéal2, dans lequel on définit les qualités de l’employé parfait : soif de réussite, humilité et intelligence. «L’intelligence dont il est question ici n’est pas intellectuelle mais émotionnelle», dit-il.

Les candidats qui terminent ce premier exercice avec succès font ensuite un jour de travail expérimental: «Nous voulons voir si les candidats comprennent notre culture et peuvent s’y intégrer.» S’ils franchissent cette étape, ils passent à la suivante : trois semaines d’essai rémunérées.

Évaluations par équipe

Richard Sheridan confie également les évaluations des employés à leurs collègues : «Nous ne faisons pas d’évaluations de performance annuelles. Nous avons plutôt un processus formel et structuré de rétroaction continue.»

«Dans de trop nombreuses entreprises, par exemple, les cadres consacrent 249 jours de travail sur 250 à insister sur l’importance du travail d’équipe. Et puis, au 250e jour, lorsqu’un employé se présente pour son évaluation annuelle, on lui parle de performance individuelle et on le compare aux autres. Soudain, tous les membres du personnel sont en concurrence les uns avec les autres. Ça n’a aucun sens! Il faut que la méthode d’évaluation serve à renforcer une véritable culture du travail d’équipe», dit Richard Sheridan.

Le PDG explique que les personnes qui disposent de l’information la plus fiable sur les employés ne sont pas leurs gestionnaires mais leurs collègues, surtout s’ils travaillent en tandem et changent de partenaire toutes les semaines : «Le personnel en sait beaucoup plus que moi sur un grand nombre de choses. Alors, au lieu de faire des évaluations de performance annuelles, nous demandons à chaque employé de commenter ses interactions avec ses partenaires, et chaque personne qui le souhaite a accès à ces renseignements.»

Les employés apprécient ce mode d’évaluation, qui leur donne un sentiment de contrôle. «Avant de travailler chez Menlo, j’avais l’impression d’obtenir des augmentations de salaire en vertu de facteurs sur lesquels je n’avais aucune emprise, confirme Sarah Ball. Cela ne semblait avoir aucun rapport avec la façon dont je faisais mon travail. Ici, c’est tout le contraire.»

Chez Menlo Innovations, la culture organisationnelle a plusieurs facettes étonnantes, dont celle-ci : ce sont les employés qui prennent la décision de congédier un membre de leur équipe. Ils discutent de cette question entre eux puis se rapportent à la direction lorsqu’ils concluent que quelqu’un ne fonctionne pas bien au sein de l’équipe. Richard Sheridan évoque le cas récent d’un employé de longue date, très apprécié, qui s’est mis à arriver systématiquement en retard le matin : «Il traversait une mauvaise passe dans sa vie personnelle. Sur le coup, son équipe a décidé de le laisser tranquille. Lorsque la situation s’est aggravée, l’équipe a cherché à aider cet employé en l’accompagnant. Un matin, Kealy Williams s’est même rendue chez lui en voiture et a frappé à sa porte pour voir ce qui se passait. Un autre collègue lui a suggéré de l’appeler d’abord avant de signaler son absence, dans l’espoir de comprendre ce qui clochait. Au bout du compte, cet employé est devenu complètement dysfonctionnel et les autres ont décidé qu’ils en avaient assez.»

Des réunions quotidiennes rassembleuses

Les employés sont également tenus de se réunir chaque jour afin d’améliorer la collaboration et de renforcer cette atmosphère de joie au travail. «Nos réunions quotidiennes sont courtes et animées, explique Kealy Williams. On se nomme, on dit sur quoi on travaille et on demande de l’aide en cas de besoin. Tout le monde blague. Les gens qui nous rendent visite sont stupéfaits de voir que nos réunions ne sont pas ennuyeuses et que tous les employés participent à la conversation.»

«Récemment, lors d’une réunion, mon partenaire et moi avons mentionné que nous en arrachions avec un bogue dans notre projet. Tout de suite après, un autre tandem de collègues a proposé de nous aider», dit Kealy Williams.

Chez Menlo Innovations, le boulot en dehors des heures normales de travail est strictement interdit. «Par exemple, si quelqu’un envoie des courriels à un de ses collègues le soir, ça se sait assez vite et il risque fort de se faire taquiner le lendemain», affirme Sarah Ball.

«Nous voulons que les gens prennent une vraie pause quand ils quittent le bureau. Travailler à deux, c’est épuisant, explique Kealy Williams. Quand les nouveaux arrivent, je les préviens toujours. Il n’y a pas de temps mort dans une journée de huit heures chez Menlo. Le premier mois, ils rentrent chez eux complètement vidés.»

Un PDG humble et disponible

Les premiers employés qui arrivent au travail chaque matin ont toutes les chances de tomber sur Richard Sheridan en train de vider le lave-vaisselle à la cuisine. «Ça me permet de faire d’une pierre deux coups, dit-il. Tout d’abord, quelqu’un doit le faire, n’est-ce pas, et je suis généralement la première personne au bureau.» Mais cette petite tâche lui permet également de s’ancrer dans la réalité quotidienne des affaires, une qualité essentielle pour un dirigeant, selon lui. «Ça me permet d’avoir des conversations informelles. La cuisine est une sorte de terrain neutre, un endroit assez paisible. Lorsqu’on invite les gens dans son bureau pour discuter, ils supposent souvent qu’il y a un problème ou qu’on va leur reprocher quelque chose.»

Selon Richard Sheridan, pour répandre la joie au travail, les dirigeants doivent vraiment faire partie de l’équipe. «Ça exige une bonne dose d’humilité. On doit aussi être capable de prendre du recul et de laisser les employés décider de certaines choses, dit-il. Je prends garde à ne pas toujours essayer d’être la personne la plus intelligente dans la pièce.»

Pour que le système de Richard Sheridan fonctionne, les dirigeants doivent laisser leurs employés bavarder s’ils le souhaitent. «Dans la plupart des entreprises, les patrons qui tombent sur deux personnes en train de placoter interviennent pour qu’elles reprennent le travail.» Pas chez Menlo Innovations. «J’ai pris la peine de bâtir une culture de la collaboration, pourquoi empêcherais-je mes employés de discuter entre eux?»

Sarah Ball confirme que cette liberté de communiquer entre collègues – qui est encouragée – facilite grandement le boulot : «J’ai déjà travaillé dans une entreprise hiérarchisée et très traditionnelle où j’avais peur de communiquer ouvertement avec les autres, à tel point qu’on s’envoyait des courriels entre voisins de bureau! Ici, c’est complètement différent.»

Mais l’humilité signifie aussi que les patrons doivent montrer leurs points vulnérables, affirme Richard Sheridan, pour qui la perspective de devoir imposer le télétravail à tout son personnel à cause de la pandémie de COVID-19 a été particulièrement éprouvante sur le plan personnel. «Depuis 19 ans, tout le monde travaillait au même endroit. Du jour au lendemain, avec le télétravail, tout a cessé. J’ai paniqué, se souvient-il. J’avais beau avoir publié des livres et donné des conférences sur la gestion des ressources humaines, je ne savais pas comment gérer cette crise!»

C’est à ce moment-là que le maître de la joie au travail a eu le bonheur de voir le fruit de son labeur à l’œuvre : «Je me suis ouvert à mon équipe et j’ai dit ceci : “Je ne vais pas bien. Je vous en prie, prenez ma place.” Elle a tout de suite pris le relais. En définitive, ce sont les principes que nous défendons qui nous permettent de tenir le coup.»


Notes

1 Voir Sheridan, R., Joy, Inc. – How We Built a Workplace People Love (New York, Portfolio, 2014, 268 pages) et Chief Joy Officer – How Great Leaders Elevate Human Energy and Eliminate Fear (New York, Portfolio, 2018, 288 pages).

2 Lencioni, P., Le Coéquipier idéal – Reconnaître et cultiver les trois vertus essentielles d’un bon coéquipier (traduction française), Brossard, Un monde différent, 2017, 240 pages.