Article publié dans l'édition printemps 2015 de Gestion

Il est indéniable que les systèmes de santé à travers le monde subissent une crise majeure depuis déjà quelques années. D'aucuns l'ont répété à plusieurs reprises : les coûts des services de santé ne cessent d'augmenter et l'impact d'une population vieillissante n'améliorera pas la situation. Les solutions explorées pour redresser la situation sont multiples, mais il est indéniable que les technologies de l'information font partie de la réponse, en particulier les mégadonnées. Et c'est là que le logiciel Watson, lancé par IBM en 2011, entre en scène. 

Les mégadonnées envahissent le domaine de la santé et elles proviennent d’une multitude de sources. Qu’il s’agisse de téléphones intelligents auxquels on peut ajouter des dispositifs pour analyser nos fonctions vitales ou d’équipement de contrôle à distance pour les patients atteints de maladies chroniques, les données générées sont énormes. La bonne nouvelle, c’est qu’il existe aujourd’hui plusieurs outils pour exploiter les données massives, puisqu’elles sont structurées et donc traitables par des applications spécialisées qui permettent d’en extraire l’information pertinente. En contrepartie, les données non structurées en format texte, qui sont estimées à 80 % des données dans le domaine de la santé, ont jusqu’à ce jour été sous-exploitées, principalement parce que les outils de traitement du langage naturel étaient limités dans leur capacité à comprendre le contexte et à gérer l’ambiguïté.

Des médecins limités par le temps

Aujourd’hui, les données cliniques et administratives structurées et non structurées peuvent être conservées dans une solution de dossier santé électronique pour permettre au médecin traitant d’accéder à l’ensemble de l’information concernant son patient dans le but de poser un diagnostic éclairé ou, encore, pour suggérer un traitement approprié. En réalité, cette capacité d’avoir accès à l’ensemble des données cliniques d’un patient est très peu exploitée, puisqu’aujourd’hui plus que jamais, un médecin ne peut se permettre de consacrer plus de 10 minutes par consultation. Cela représente très peu de temps utilisé pour chercher des pistes d’information qui pourraient être utiles dans l’élaboration d’un diagnostic.


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Les médecins font également face à un défi de taille lorsqu’il s’agit de garder leurs connaissances à jour. On estime qu’un médecin consacre en moyenne cinq heures par mois à la lecture de documentation qui porte sur les découvertes de nouveaux traitements, médicaments ou essais cliniques, alors que des milliers de documents sont publiés chaque mois dans ces domaines.

À la lumière de ces observations, trois constats s’imposent :

  • La quantité de données sur le patient est très volumineuse et continuera d’augmenter avec l’avènement de la génomique ;

  • 80 % des données sont en format non structuré et donc difficilement exploitables sur les systèmes informatiques tels que nous les connaissons ;

  • La quantité de documentation médicale augmente de façon exponentielle, mais notre capacité à l’exploiter est limitée.

Un peu d’histoire

Le début des années 1900 a été l’ère des tabulateurs (tabulating machines), dont l’inventeur Hermann Hollerith fut également un des fondateurs d’IBM. Ces premiers ordinateurs électromécaniques étaient très spécialisés et donc limités à une tâche précise et unique. C’est en 1950 que les premiers ordinateurs programmables ont vu le jour. Les programmes permettaient à un même ordinateur d’exécuter des instructions différentes en fonction des besoins. Soixante ans plus tard, l’ère de la programmation se prépare à céder la place à l’informatique cognitive, qu’il est important de définir.

Informatique cognitive et langage naturel

L’informatique cognitive cherche à faciliter la collaboration entre l’humain et l’ordinateur en développant des solutions qui intègrent nos propres capacités cognitives, c’est-à-dire l’ensemble des processus mentaux qui se rapportent à la fonction de connaissance tels que la mémoire, le langage, le raisonnement, l’apprentissage, la résolution de problèmes et la prise de décision. Les termes informatique cognitive et intelligence artificielle sont utilisés depuis plusieurs années et certaines percées ont d’ailleurs été faites dans ce domaine, mais sans réellement créer de grands mouvements.

En 2006, un chercheur d’IBM a proposé de développer un ordinateur qui pourrait rivaliser avec les meilleurs joueurs du jeu télévisé Jeopardy. Ce jeu, qui consiste à formuler une réponse sous forme de question à partir d’un énoncé qui contient des ambiguïtés, nécessite une grande maîtrise de la langue anglaise ainsi qu’une capacité de réflexion de deux secondes. Le défi s’annonçait de taille puisqu’à l’époque, les solutions de traitement du langage naturel étaient limitées à plusieurs égards. C’est alors qu’une équipe de 20 chercheurs et de développeurs d’IBM s’est vu confier la mission de développer la solution qui devait rivaliser lors du grand défi Jeopardy en 2011.

En février 2011, Watson, du nom du fondateur d’IBM, remportait le défi Jeopardy contre les deux meilleurs joueurs à vie, Ken Jennings et Dan Rutter. Cet événement venait de marquer une étape majeure dans la course aux systèmes cognitifs et lançait officiellement l’ère de l’informatique cognitive. Contrairement au défi Jeopardy, qui consistait en une compétition, le but de l’informatique cognitive est plutôt de développer des systèmes qui permettent la collaboration entre l’humain et la machine. Watson venait de prouver sa capacité à collaborer avec l’humain en démontrant sa compréhension du langage humain avec toutes ses subtilités, sa capacité à valider des hypothèses en utilisant une quantité d’informations gigantesque en quelques secondes, mais surtout sa capacité à apprendre. Contrairement à un système expert qui utilise des règles fixes, Watson raisonne et propose des réponses fondées sur les informations les plus récentes pour le domaine exploré.


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Watson au secours des médecins

Suite au défi Jeopardy de 2011, les acteurs du domaine de la santé ont été les premiers à reconnaître les capacités de Watson pour contribuer à l’amélioration du modèle de prestation des soins par la concrétisation de la médecine personnalisée, mais surtout par la démocratisation de la connaissance.

Le Memorial Sloan Kettering Cancer Center (MSKCC) est le plus ancien centre de cancérologie privé au monde. Le MSKCC est à l’origine de plusieurs articles sur le cancer qui sont publiés chaque année dans les journaux spécialisés. Outre la complexité du domaine du cancer, le MSKCC a identifié que la prolifération de documentation médicale annuelle représentait un défi insurmontable pour les spécialistes du cancer, puisqu’il leur faudrait consacrer individuellement 160 heures par semaine pour se mettre à jour sur les nouveaux traitements, les nouveaux médicaments ou encore les nouveaux essais cliniques. En réalité, on estime que seulement 20 % des données probantes sont utilisées par les médecins pour le traitement de leur patient.

Le MSKCC cherchait donc une façon de rendre accessibles les données probantes dans le but d’améliorer les résultats de traitement pour le domaine de l’oncologie. Watson représentait clairement une approche différente des outils d’aide à la décision qui avaient été développés à ce jour. L’équipe de spécialistes du MSKCC a donc collaboré avec l’équipe Watson d’IBM pour développer l’application Watson pour l’oncologie. Aujourd’hui, cette solution est disponible pour aider les oncologues en leur suggérant les meilleurs traitements en fonction du profil particulier de leur patient. Il est important de noter le volet dynamique de cette solution, puisque le corpus d’informations qui sert à valider les hypothèses est ajusté pratiquement en temps réel au fur et à mesure que de nouvelles informations du domaine médical sont disponibles. La richesse de la connaissance collective ainsi disponible devient donc une réalité accessible aux utilisateurs de Watson pour l’oncologie.

Une démonstration de la solution Watson pour l’oncologie peut être visionnée sur YouTube.

Depuis 2011, d’autres applications de Watson ont été développées pour le domaine de la santé. Parmi celles-ci, le Watson Discovery Advisor permet aux chercheurs d’obtenir des réponses précises à leurs questions sans avoir à analyser une multitude d’articles et ainsi d’accélérer le cycle de la recherche. WDA a également été utilisé par des compagnies pharmaceutiques telles que GlaxoSmithKline pour analyser la documentation de recherche en pharmacologie afin de découvrir comment certains médicaments existants pourraient être utilisés pour traiter des maladies autres que celles visées initialement.

Le dernier projet de Watson dans le domaine de la santé se fait en collaboration avec le New York Genomic Center. Dans ce cas-ci, Watson permettra d’établir, pour chaque patient atteint du cancer du cerveau le plus fréquent, soit le glioblastome multiforme, une carte personnalisée de mutations génétiques ainsi que les traitements recommandés. La méthode actuelle pour développer une telle carte génétique requiert entre trois semaines et trois mois, alors que Watson pourra le faire en quelques minutes.

ibm

Lignes directrices

Source: 2014 International Business Machines Corporation

Watson, partenaire en santé

De par ses capacités cognitives, Watson joue un rôle de partenaire du médecin ou du chercheur en répondant à des questions précises par des réponses précises de la même façon qu’un expert répondrait à la question d’un de ses collègues, à la différence près que Watson a été entraîné par plusieurs spécialistes et qu’il tient toujours compte des derniers articles scientifiques et des percées médicales les plus récentes.

En résumé, Watson devient un catalyseur de l’information collective et un véhicule de démocratisation de la connaissance.

Watson dans d’autres domaines

La capacité d’ingestion de Watson est illimitée et on peut facilement imaginer une multitude de domaines d’application tels que le domaine juridique, le marketing ou même le domaine de la haute gastronomie. IBM a d’ailleurs développé, en collaboration avec le magazine Bon Appétit, l’application Chef Watson qui suggère des recettes inédites.

Nouvelle division Watson

En janvier 2014, IBM confirmait son engagement dans le développement de l’informatique cognitive en annonçant un investissement de 1,1 milliard de dollars lors du lancement de la division Watson. Ginny Rometty, PDG d’IBM, a inauguré en octobre 2014 le nouvel édifice Watson situé au 51 Astor Place, à New York. Cet édifice, qui prévoit accueillir 2 000 employés, abrite les différentes équipes de recherche et développement, de marketing, de ventes et de soutien entièrement dédiées à la solution Watson.

Watson à l’université

IBM est convaincue que l’ère de l’informatique cognitive sera grandement influencée par les générations à venir et c’est pour cette raison qu’un groupe de la division Watson a collaboré initialement avec une dizaine d’universités afin de développer une formation sur Watson qui serait intégrée au baccalauréat en informatique. Le nombre d’universités souhaitant se joindre à cette initiative a maintenant atteint la centaine, et les premières cohortes d’universitaires formées sur Watson ont terminé leur formation au début de 2015. Et ce n’est qu’un début.