Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

Pilier du succès des organisations, le travail d’équipe peut être compromis par des conflits au sein du personnel. Des chercheurs de partout dans le monde ont examiné diverses facettes de cette question. Leur conclusion : les conflits ont aussi des aspects positifs.

La prévention de l’escalade conflictuelle dans les start-ups

La littérature scientifique distingue généralement deux types de conflits d’équipe : les conflits relationnels et les conflits de tâche, c’est-à-dire des désaccords entre les membres d’une équipe sur la tâche à accomplir ou sur la manière de l’exécuter.

Alors qu’il est prouvé que les conflits relationnels nuisent à l’efficacité organisationnelle, les conflits de tâche peuvent au contraire lui être bénéfiques : en faisant émerger divers points de vue et en nourrissant les discussions, ils peuvent conduire à de meilleures décisions d’équipe. Malheureusement, le potentiel positif du conflit de tâche n’est pas toujours réalisé de manière concrète en raison de sa transformation en conflit relationnel ou de sa cooccurrence avec un conflit relationnel, ce qui entraîne une escalade des hostilités nocive à l’organisation, voire carrément fatale dans le cas d’entreprises en démarrage.

C’est pourquoi des chercheurs européens ont interrogé 175 membres du personnel de jeunes pousses néerlandaises, allemandes et belges1 afin de déterminer des façons de réduire le chevauchement des conflits, notamment en prenant en compte le rôle modérateur des comportements d’adaptation qui apparaissent lors d’une mésentente, soit l’affirmation de son autorité, le recours à l’évitement, les concessions au détriment de soi-même, le compromis et la collaboration afin de résoudre le problème.

Il en ressort que les travailleurs qui abordent un conflit d’équipe comme un problème à régler sont plus à même de le dissocier des personnes concernées, ce qui permet d’éviter qu’un conflit relationnel n’éclate en parallèle. Inversement, des comportements d’évitement peuvent exacerber les tensions au sein d’une équipe, car le fait de ne pas tenir compte de certains points de vue ouvre la voie aux frictions et aux interprétations erronées qui risquent de faire dégénérer un conflit de tâche en conflit relationnel.

Toutefois, les stratégies d’adaptation collectives consistant à se détacher d’un problème pour mieux s’y attaquer plus tard – l’organisation d’une activité sociale destinée à renforcer les liens au sein d’une équipe, par exemple – sont utiles pour freiner ou pour enrayer les spirales conflictuelles.

Les auteurs de cette recherche encouragent donc les incubateurs d’entreprises à former les entrepreneurs afin qu’ils sachent différencier un conflit de tâche d’un conflit relationnel et soient aptes à les dissocier rapidement pour éviter que l’un n’envenime l’autre. Cette compétence renforcera le moral des troupes qui travaillent sous haute pression dans les entreprises en démarrage, ce qui pourrait avoir un effet positif sur leurs chances de survie.

La discussion pour dénouer les impasses

Des chercheurs irlandais2 se sont aussi intéressés aux conflits reliés à la tâche, ceux-ci ayant, selon la littérature scientifique, le potentiel de favoriser l’innovation et la prise de décision en groupe. En effet, puisqu’ils font obstacle aux consensus prématurés, ces conflits peuvent susciter les critiques constructives.

Quatre études de cas ont été soumises à des équipes interdisciplinaires dans divers contextes de conception et d’innovation. Le but? Résoudre un conflit de tâche et atteindre un consensus au sein de chacune des équipes en se servant de ces études comme sujets de discussion.

L’analyse des conversations a montré que la négociation lors d’un conflit peut faire émerger des connaissances jusque-là non partagées, dont on peut discuter par la suite pour parvenir à un consensus fondé sur les points de vue de tous les membres de l’équipe.

De plus, les résultats de cette étude confirment qu’un consensus est nécessaire en permanence au cours d’un projet et non pas seulement au moment de prendre des décisions, et ce, en raison de la nature complexe, déstructurée et incertaine des tâches de conception.

Les équipes expérimentées et dotées de grandes compétences sociales sont mieux outillées pour gérer les conflits de tâche et pour ainsi réduire le risque de leur mutation en conflits relationnels. Cela confirme l’idée selon laquelle non seulement les habiletés sociales mais aussi la collaboration et la communication sont essentielles pour régler un conflit de tâche. Les organisations devraient donc favoriser l’acquisition et le développement de ces compétences, notamment en planifiant des séances de discussion. Les scénarios, les analogies et les exercices de simulation auxquels ces conversations donnent lieu apprennent aux membres du personnel à soutenir leurs raisonnements, ce qui favorise la compréhension d’autrui et, ultimement, les négociations fructueuses ainsi que l’atteinte d’un consensus.

Le courriel : bienfait ou nuisance?

Bien qu’il existe une abondante littérature sur les conflits en milieu de travail, peu de chercheurs se sont à ce jour penchés sur la gestion de ces affrontements dans un contexte où les travailleurs interagissent de plus en plus par courriel. Ainsi, une autre étude3, menée en Asie de l’Est cette fois-ci, a porté sur la façon dont certains employés impliqués dans un partenariat transfrontalier houleux entre deux entreprises adaptent leur recours au courriel.

Des recherches antérieures avaient révélé que le courrier électronique, en raison de sa concision, peut accroître la probabilité d’escalade d’un conflit et conduire à la rupture de liens professionnels. De ce fait, certains travailleurs pourraient être tentés de changer de moyen de communication lorsqu’un conflit est sur le point d’éclater. Or, la présente analyse apporte un éclairage différent sur cette question : les auteurs ont en effet constaté qu’aucune stratégie de ce type n’était utilisée. Au contraire, les participants ont modifié leur utilisation du courriel afin de mieux gérer la situation.

Les auteurs ont défini quatre modes d’adaptation du courriel dans des buts distincts :

- L’évitement des interactions : on se sert du courriel pour éviter de rencontrer certains interlocuteurs en personne ou de discuter avec eux au téléphone, ce qui, autrement, pourrait mener à des affrontements directs et graves. Cette stratégie permet de maintenir le dialogue à son minimum essentiel au cours d’une relation professionnelle difficile.

- L’impuissance par le silence : alors qu’un conflit oppose déjà certaines personnes, l’une d’elles décide de jouer la carte du silence en mettant fin aux échanges ou en ne répondant pas à certains messages. Mais attention : ce comportement, qui vise à alimenter l’insatisfaction et le doute chez l’autre, peut parfois être perçu comme une tactique d’agression passive et entraîner l’escalade du conflit.

- La protection contre le blâme : les courriels sont méticuleusement rédigés (promesses, garanties, etc.) afin que leurs auteurs ne puissent encourir aucun blâme par la suite. De plus, les entreprises conservent les échanges par courriel de leur personnel afin de prouver, si des poursuites en justice sont intentées, que la partie adverse a commis des actes répréhensibles.

- La sauvegarde de son image professionnelle : le courriel peut faciliter la communication entre des interlocuteurs dont la langue d’usage est différente. Un travailleur gêné par sa piètre maîtrise d’une langue à l’oral évitera l’embarras en ayant plutôt recours au courriel et, surtout, aux outils de révision linguistique, ce qui le fera mieux paraître tout en permettant de prévenir les malentendus.

En conclusion, les chercheurs estiment que même s’il est presque impossible de résoudre les conflits par courriel, les mésententes peuvent être atténuées et désamorcées en adaptant l’utilisation du courrier électronique à certaines situations délicates, ce qui permet de préserver certains liens professionnels.

L’absence de leadership est-elle bénéfique en gestion de conflits?

La non-intervention des dirigeants dans les disputes au travail est un des modes de résolution des conflits les plus courants en Chine. Une enquête4 menée auprès de 245 employés de trois grandes entreprises chinoises a démontré que ce comportement a un effet positif sur la perception qu’ont les subordonnés de la justice en milieu de travail. Lorsque de telles circonstances se présentent, leur bien-être émotionnel et leur confiance envers leur superviseur s’en trouveraient accrus.

Ces constats s’opposent à la plupart des conceptions occidentales du leadership, selon lesquelles les dirigeants doivent intervenir afin de résoudre les conflits d’équipe, sous peine d’être perçus comme des chefs absents et inefficaces.

Pourquoi est-ce différent en Chine ? Outre sa culture collectiviste, qui met l’accent sur l’harmonie interpersonnelle et sur la préservation des relations, ce pays a aussi un fort indice de distance hiérarchique (high power distance index), qui sert à mesurer le degré d’acceptation du caractère inégalitaire de la répartition du pouvoir dans un groupe ou dans une société.

Dans ce contexte, constatent les chercheurs, un comportement d’évitement en cas de conflit suggérerait que le dirigeant est neutre – donc qu’il y a plutôt une justice procédurale positive – et qu’il fait preuve d’intégrité et de moralité en n’abusant pas de son pouvoir, ce qui tendrait à réduire les réactions négatives envers ce leadership du laissez-faire.

Les gestionnaires occidentaux œuvrant en Chine ou ailleurs auprès d’employés d’origine chinoise peuvent tirer une leçon de ces constats. En effet, ces leaders gagneraient à adopter une stratégie fondée sur l’absence de rétroaction et d’intervention en cas de conflit, tout particulièrement dans les pays dont la culture se caractérise par un fort indice de distance hiérarchique.

La réflexivité comme outil de médiation

Une récente étude5 a permis de clarifier le lien entre les conflits de travail et l’efficacité des équipes de travail en collectant des données auprès de 288 membres d’équipes œuvrant dans 41 entreprises de haute technologie en Jordanie.

Les résultats obtenus confirment ce que d’autres recherches avaient déjà mis en lumière, soit qu’un conflit intragroupe peut compromettre l’efficacité et la performance d’une équipe en raison du fait que la communication devient mauvaise, que l’atmosphère de travail se détériore et que les activités de planification et de coordination souffrent du manque de concentration des travailleurs.

Toutefois, selon les auteurs de cette recherche, certains conflits peuvent aussi être sains. Par exemple, les échanges consécutifs à un désaccord au sujet d’une tâche peuvent stimuler la créativité et l’innovation, ce qui se traduit par une plus grande satisfaction au sein de l’équipe et par de meilleurs résultats. Dans ce contexte, un conflit peut aider une équipe qui carbure à la performance à rester efficace, critique envers elle-même et innovante.

Cette enquête démontre également les effets positifs de la pratique de la réflexivité, soit la capacité des membres d’une équipe à réfléchir collectivement à leurs méthodes de travail, à leurs objectifs et à leurs stratégies afin d’être en mesure d’apporter les changements requis. La réflexivité joue un rôle médiateur clé en suscitant un sentiment d’ouverture au sein de l’équipe, ce qui permet aux travailleurs de transformer des opinions contradictoires en solutions.

Par conséquent, les gestionnaires devraient encourager les pratiques réflexives et distinguer les conflits qui peuvent stimuler l’innovation dans leur organisation.


Notes

1 Kozusznik, M. W., Aaldering, H., et Euwema, M. C., «Star(tup) wars: decoupling task from relationship conflict», International Journal of Conflict Management, vol. 31, n° 3, avril 2020, p. 393-415.

2 Kiernan, L., Ledwith, A., et Lynch, R., «Design teams management of conflict in reaching consensus», International Journal of Conflict Management, vol. 31, n° 2, novembre 2019, p. 263-285.

3 Yi-Hui Lee, J., Panteli, N., Bülow, A. M., et Hsu, C., «Email adaptation for conflict handling: A case study of cross-border inter-organisational partnership in East Asia», Information Systems Journal, vol. 28, n° 2, mars 2018, p. 318-339.

4 Yang, I., et Li, M., «Can absent leadership be positive in team conflicts? An examination of leaders’ avoidance behavior in China», International Journal of Conflict Management, vol. 28, n° 2, avril 2017, p. 146-165.

5 Suifan, T. S., Alhyari, S., et Sweis, R. J., «A moderated mediation model of intragroup conflict», International Journal of Conflict Management, vol. 31, n° 1, septembre 2019, p. 91-114.