Article publié dans l'édition Été 2020 de Gestion

Nos gestionnaires sont-ils habiles à décoder les émotions ? Manifestement, ce n’est pas un domaine dans lequel ils excellent. Pourtant, développer cette habileté les aiderait à prendre de meilleures décisions. Estelle Morin, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations, répond aux questions de Gestion.

Où en sont les gestionnaires en matière d’intelligence émotionnelle ?

Depuis 2016, je demande aux cadres et aux dirigeants qui participent à mon séminaire sur l’intelligence émotionnelle de faire le test conçu par les psychologues américains John D. Mayer, Peter Salovey et David R. Caruso, qui sert à évaluer le quotient émotionnel et les habiletés émotionnelles.


LIRE AUSSI : « Votre équipe est-elle dotée d'une forte intelligence émotionnelle ? »


C’est un test normalisé qui permet de comparer les résultats obtenus à la moyenne dans une population donnée. Cette moyenne est centrée à 100 avec un écart type de 15. Or, les participants obtiennent des moyennes qui se situent généralement autour de 90, c’est-à-dire dans la zone normale basse de la courbe. Cela dit, il ya peut-être un biais dans la mesure où les personnes qui s’inscrivent à cette formation ont conscience du fait que leurs habiletés doivent être améliorées.

Comment peut-on expliquer cette situation ?

Malgré la popularité du concept de l’intelligence émotionnelle en administration, beaucoup de gestionnaires pensent encore que les émotions sont des états qui nuisent à l’impartialité du jugement et qui gênent la prise de décisions. Cela repose sur une méconnaissance de la fonction des émotions dans la prise de décisions et dans l’organisation de leurs conduites.

À HEC Montréal, depuis 1996, nous sensibilisons tous les étudiants inscrits à un cours sur le comportement organisationnel à l’importance des émotions pour faciliter leur adaptation à la vie au travail. Mieux encore, depuis 2017, nous offrons, dans les programmes du DÉSS, un cours spécialisé en intelligence émotionnelle au travail. Fait à la fois étrange et révélateur : certains diplômés reviennent à l’école pour suivre mon séminaire de formation. Comme quoi il faut être exposé à la réalité sur le terrain, en contexte de gestion d’équipe, pour prendre conscience des limites de la pensée quand on ne tient pas compte de la signification des émotions.

En quoi l’intelligence émotionnelle peut-elle être utile aux gestionnaires ?

Avant tout parce que les émotions fournissent des informations authentiques et fiables sur ce qui se passe dans une situation donnée. Elles nous renseignent sur le sens des événements, par exemple si on peut s’attendre à un bienfait ou, au contraire, à un problème. Le fait de comprendre le langage des émotions, tant celles qu’on éprouve soi-même que celles des autres, nous aide à comprendre ce qui nous arrive et à prendre de meilleures décisions.

Au bout du compte, cela améliore notre efficacité et celle de notre équipe.

Quelles sont les grandes catégories d’émotions qu’on peut ressentir et comment peut-on les gérer ?

Les émotions sont positives ou négatives. Elles ne sont pas neutres. Parfois, elles se combinent pour donner des émotions plus complexes, comme la nostalgie.

Les émotions positives ouvrent la conscience en stimulant la pensée et l’imagination, alors que les émotions négatives attirent l’attention sur la situation où nous nous trouvons et appellent à une action immédiate pour résoudre un problème ou pour surmonter une difficulté. Parmi les émotions les plus fréquemment observées, il y a certainement l’anxiété. L’être humain est conçu pour anticiper l’avenir.

Nous sommes donc en état de tension ou d’alerte, prêts à réagir si nous appréhendons un danger. Il y a aussi la colère, qui prend toutes sortes de formes, de l’irritation à l’emportement en passant par l’impatience ou par la susceptibilité. Ces derniers temps, nous assistons à la valorisation de la compassion, notamment dans l’apprentissage des habiletés de coaching, pour aider les personnes à bout de souffle au travail.

Bien entendu, les cadres ressentent des émotions, mais ils manquent peut-être d’intelligence émotionnelle pour en tirer quelque chose de constructif.

Plusieurs d’entre eux ont tendance à faire comme s’ils n’avaient pas d’émotions. Or, le fait d’inhiber l’expression émotionnelle, en particulier les émotions négatives, a tendance à épuiser leurs ressources, ce qui a aussi des effets néfastes sur leur santé.

Pour illustrer ce phénomène, j’ai souvent recours à l’image de la rivière. Si elle coule sans entraves, l’eau peut s’oxygéner et rester saine. En revanche, si on construit un barrage, l’eau va stagner en amont, des algues vont se former, etc. C’est la même chose dans le cas des émotions : si elles sont fluides, c’est comme si on laissait l’eau s’écouler librement, ce qui contribue à réguler sainement l’expression émotionnelle.

Quelles sont les étapes à suivre pour un gestionnaire qui souhaiterait développer son intelligence émotionnelle ?

Prendre conscience de ses lacunes est déjà un bon départ. En effet, la première condition pour améliorer ses compétences consiste à reconnaître son incompétence ! Il faut accepter le fait qu’on ne sait pas tout et qu’on peut toujours apprendre et s’améliorer. L’humilité est une vertu des leaders.

À la deuxième étape, il faut idéalement trouver un coach ou quelqu’un dans notre entourage en qui on a confiance, car cette habileté est difficile à développer seul. Il faut aussi accroître son vocabulaire émotionnel afin de mettre des mots sur ses sentiments pour mieux les différencier et pour mieux les gérer. Pour ma part, je demande aux cadres d’imaginer comment ils aimeraient être dans cinq ans. C’est plus facile de progresser et de changer quand on poursuit un rêve. À partir de là, il est possible d’établir une feuille de route : reconnaître ses forces, celles qui nous permettront d’atteindre notre but, imaginer des scénarios possibles pour réaliser son rêve, cerner ses faiblesses, celles qui pourraient ralentir nos progrès, et choisir les personnes sur lesquelles on peut compter pour nous accompagner dans cette voie.


LIRE AUSSI : « Vu d'ailleurs... La gestion des émotions »


Tenir un journal est aussi très utile : ça aide à réfléchir sur soi, à structurer sa pensée et ses idées, à faire le point sur les progrès accomplis. On y note les événements de la journée au travail, une réunion qui s’est mal déroulée, par exemple, ou tout ce qui nous a laissé une impression de confusion. Si on ne trouve pas les mots, on peut aussi dessiner. Il n’est pas nécessaire de le faire quotidiennement, mais il faut le faire régulièrement.

Écrire son journal personnel stimule non seulement la réflexion mais aussi la pensée critique ; ce travail d’introspection renforce l’intelligence émotionnelle. Ensuite, on peut en discuter avec son coach et déterminer des façons de cheminer dans ce processus. Tout le monde peut développer son intelligence émotionnelle, car les émotions sont le premier langage que nous apprenons.


Pour aller plus loin

Brackett, M., Permission to Feel – Unlocking the Power of emotions to Help Our Kids, Ourselves, and Our Society thrive, New York, Celadon Books, 2019, 304 pages.

Caruso, D. R., et Salovey, P., the emotionally Intelligent Manager – How to Develop and Use the Four Key emotional Skills of Leadership, San Francisco, John Wiley & Sons, 2004, 320 pages.

Consortium for Research on Emotional Intelligence in Organizations : www.eiconsortium.org.