Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Le changement organisationnel a le vent dans les voiles depuis quelques années en études managériales. Dans un article récent1, Kevin Johnson, professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal, analyse la gestion du changement dans diverses cultures avec ses coauteurs. Gestion l’a rencontré afin d’examiner ce phénomène d’un point de vue occidental.

D’où est partie l’idée d’écrire sur les diverses approches culturelles en matière de gestion du changement ?

K. J. : HEC Montréal et l’ESSEC Business School, en France, organisent souvent des séjours d’apprentissage à l’étranger : on visite les entreprises phares de différents pays afin de comprendre leur rapport au changement. Au cours d’un de ces voyages, à Pékin, des dirigeants d’entreprises chinoises ont ri lorsque nous avons abordé la question du changement en parlant d’approches, de processus et de boîtes à outils. Le fait que nous considérions la notion de changement comme un objet d’étude les a beaucoup amusés. Aux yeux de ces gestionnaires, cette idée est indissociable des notions de management et même de leadership : elle en fait partie. C’est à ce moment-là que les futurs coauteurs de l’article et moi-même avons décidé d’approfondir le sujet afin d’ouvrir la porte aux échanges et à la réflexion.


LIRE SON PENDANT : « Vu d'ailleurs... La gestion du changement »


Qu’est-ce qui fait la spécificité de la culture occidentale dans ce domaine ?

Les grandes études de psychologie sont issues notamment des processus de sélection adoptés au sein de l’armée américaine après la Deuxième Guerre mondiale. Ce sont des classiques dont la terminologie a beaucoup influencé les stratégies d’affaires occidentales. De façon générale, lorsque nous abordons la question du changement au sein de nos entreprises, le vocabulaire est celui du combat. La perspective du changement provoque, dit-on, de la « résistance », voire des « affrontements ». Cela explique d’ailleurs l’importance que nous accordons à l’idée de « convaincre », un terme auquel se substitue parfois l’expression « faire comprendre », qui peut induire une certaine unilatéralité.

Une autre spécificité du management occidental tient dans sa volonté de fonctionner « par étapes » en mettant en œuvre des actions précises destinées à atteindre un objectif le plus rapidement possible. Toutefois, c’est une approche qui commence à montrer ses limites. L’environnement d’affaires devient trop complexe pour qu’on s’y aventure sur la base d’un simple plan écrit. En ce sens, nos méthodes de gestion du changement sont simplistes. Là où d’autres cultures – en Chine, par exemple – perçoivent le changement comme un phénomène naturel qu’on peut influencer, les Occidentaux cherchent au contraire à le maîtriser, et ce, à l’aide de mécanismes et de boîtes à outils.

C’est un aspect négatif de l’approche occidentale, qui a toutefois son pendant positif : notre besoin de structurer l’action en étapes et de la théoriser s’accompagne d’une plus grande attention portée au vécu psychologique de l’individu pendant les phases successives du changement. La dimension psychologique n’est pas absente des autres cultures, mais en Occident, elle occupe une place prépondérante.

En Occident, l’idée de changement provoque de la résistance tout en étant valorisée...

Oui, c’est un paradoxe. On assiste à une glorification du changement : on valorise par exemple la rapidité, la créativité et l’agilité des jeunes entreprises. Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer la renommée de certains groupes comme Google, Apple ou Facebook : on continue à les citer en exemple, alors que la taille de ces entreprises déjà plus toutes jeunes implique une certaine inertie.

Cette confusion vient de notre tendance à confondre la capacité d’innovation et la capacité de changement, alors que ce sont deux notions distinctes. Une entreprise peut s’adapter très efficacement aux nouvelles exigences des consommateurs sans pour autant parvenir à transformer ses méthodes de gestion.

Reprenons l’exemple de Facebook : plusieurs dirigeants ont quitté le navire depuis que Mark Zuckerberg, le fondateur de cette firme, a affirmé dans un message diffusé en ligne2 qu’il fallait recentrer les services de l’entreprise sur la communication privée. Tout en se montrant innovante dans le développement de son produit, Facebook peut donc se heurter à de la résistance à l’interne quant à sa volonté de changement.


LIRE AUSSI : « Contrez les statistiques et réussissez vos changements »


D’où vient cette propension de l’être humain à résister au changement ?

Pour comprendre ce phénomène, il peut être intéressant de lire les ouvrages d’origine chinoise sur la gestion : là-bas, l’équilibre est conçu comme un état en mouvance perpétuelle, alors qu’en Occident, cette notion est liée à l’idée de stabilité. Ici, les changements sont donc vécus comme des contrariétés qui doivent être aussi courtes que possible afin qu’on puisse revenir à un état de stabilité.

Or, l’environnement évolue : les entreprises doivent constamment adapter leur modèle d’affaires et leurs outils de gestion. Il y a cinq ou dix ans, on mettait en garde contre le danger de l’inertie par rapport au changement. Aujourd’hui, on parle de saturation : les gens s’ennuient de l’époque où les entreprises étaient capables de se stabiliser afin de reprendre leur souffle entre deux périodes de changement.

De nos jours, on peut avoir sept changements majeurs à gérer en même temps ! Le retour à la stabilité devient inaccessible ; c’est même un des signes avant-coureurs les plus clairs de l’épuisement au travail. Il faut donc redéfinir la notion d’équilibre : si l’équilibre ne tient pas compte du changement, ça pose un sérieux problème.


LIRE AUSSI : « L'agilité, un changement de culture pour une meilleure efficacité »


De quelles solutions le milieu des affaires occidental pourrait-il s’inspirer afin d’harmoniser son rapport au changement ?

Là aussi, un changement de mentalités doit s’opérer. Comment ? D’un point de vue stratégique d’abord : nous avons tendance à complexifier les structures de nos entreprises en les bureaucratisant et en divisant à outrance les responsabilités.

Il faut plutôt repenser nos structures pour qu’elles puissent s’adapter au changement : c’est là la promesse du management agile. Ensuite, d’un point de vue tactique, il faut mettre en œuvre des solutions complexes qui correspondent à notre environnement changeant. Enfin, sous l’angle opérationnel, les entreprises doivent miser sur l’intelligence collective du personnel afin de permettre l’émergence de solutions adaptées à leurs véritables besoins.


Notes

Autissier, D., Johnson, K., et Moutot, J.-M., « Le carré du changement – Acceptions du changement dans les cultures arabe, chinoise et occidentale », Question(s) de management, vol. 2, n° 17, 2017, p. 103-108.

2 Dans un long texte intitulé « A Privacy-Focused Vision for Social Networking », publié le 6 mars 2019 sur sa page Facebook, Mark Zuckerberg a présenté sa vision du développement de la plate-forme sociale, qu’il entend axer sur « la protection de la vie privée ».