Le bien-être au travail, la santé psychologique et l’équilibre entre les différentes sphères de notre vie font l’objet de nombreuses préoccupations. La pandémie pourrait-elle avoir redéfini notre façon de voir les choses? Estelle M. Morin, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations, et Simon Grenier, psychologue industriel et organisationnel et professeur adjoint au Département de psychologie de l’Université de Montréal, répondent à nos questions.

La pandémie a-t-elle modifié notre perception de la santé et du bien-être au travail?

Estelle M. Morin : Il est vrai que la crise sanitaire nous a fait prendre conscience collectivement de l’importance et de la valeur de la santé, ce qui constitue un progrès. En fait, c’est la première fois qu’on place celle-ci au-dessus de l’économie, et on fait des efforts et des compromis pour continuer à la préserver.

Mais d’autres problèmes ont émergé. Ainsi, les personnes qui ont dû se rendre au bureau malgré la pandémie ont risqué leur santé physique, alors que celles qui ont travaillé à distance ont vécu dans l’isolement et peut-être même souffert d’un problème de santé mentale.

Rappelons aussi que, selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé, la santé ne signifie pas l’absence de maladie ou de handicap, mais elle est un état de bien-être physique, mental et social. Le bien-être, c’est se sentir en sécurité, disposer de suffisamment d’énergie pour accomplir ses tâches et avoir un projet qui occupe son esprit. C’est également une expérience positive du travail et la présence de conditions constructives permettant de s’épanouir et de réaliser son plein potentiel.

Il ne faut pas le confondre avec le bonheur, qui est un état de plénitude. Or, si l’employeur a le devoir d’offrir de bonnes conditions à ses employés et de garantir leur bien-être, il n’a pas l’obligation d’assurer leur bonheur.

Simon Grenier : La pandémie a fait ressortir certains éléments. Notamment, on a pris conscience du fait que les individus ont besoin d’agir en cohérence avec ce qu’ils sont. Certains apprécient le télétravail, mais d’autres moins, car ils ressentent une certaine perte de cohérence en raison de relations humaines limitées ou absentes.

Par ailleurs, on a pu constater qu’on pouvait produire des résultats, parfois davantage que ce qu’on pensait, même en travaillant à distance. Le bureau devra donc probablement être redéfini comme un lieu de liens sociaux plutôt qu’un endroit où on cherche strictement à réaliser des tâches.

On peut aussi se demander si les mécanismes de socialisation des employés récemment embauchés et qui ont intégré leur équipe en mode virtuel ont bien fonctionné et si on a une bonne idée de leur bien-être au travail. Il n’est pas certain qu’on soit parvenu à créer les conditions nécessaires permettant de tisser des liens et d’éveiller un sentiment d’appartenance. Aussi, tout l’aspect du contrôle et de la surveillance du travail à distance a pu avoir un effet délétère sur la motivation du personnel. Bref, on en a pour des années à analyser tous les effets de ces changements!

Le fait de remettre le bien-être des employés au premier plan a-t-il des conséquences sur le mode de gestion?

E. M. M. : Avec le télétravail, les gestionnaires n’ont pas eu le choix de faire confiance à leurs employés tout en s’efforçant de leur donner des directives claires et de les soutenir dans l’accomplissement de leurs tâches. Et les dirigeants qui ont eu du mal à gérer leur anxiété et à lâcher prise devant le manque de visibilité sur l’avenir ont eu tendance à faire du micromanagement.

La coordination a également évolué, notamment pour faciliter le respect des échéanciers. Ainsi, on tient davantage de réunions de suivi et de rétroaction. Mais attention, en organiser trop souvent serait contre-productif.

Les gestionnaires ont aussi revu leur façon de communiquer l’information, entre autres lorsque les membres de leur équipe ont dû apprendre à utiliser de nouveaux outils. Ils ont développé des habiletés pour détecter certains signaux, relatifs aux difficultés relationnelles par exemple. Ils ont appris à être toujours prêts à intervenir pour résoudre des problèmes.

S. G. : Afin de favoriser le bien-être des employés, il est essentiel que les gestionnaires fassent preuve de compassion et de bienveillance managériale. Autrement dit, ils doivent se montrer attentifs, empathiques et authentiques, mais sans être complaisants. Cela requiert une certaine fermeté : offrir du soutien, mais rappeler également que des résultats sont attendus!

Parallèlement, les gestionnaires doivent non seulement garder en tête que les employés ont besoin de sentir que leur travail est apprécié, mais ils doivent aussi leur fournir l’aide et les outils nécessaires pour accomplir leurs tâches dans un monde hybride.

La pénurie de main-d’œuvre constitue-t-elle un enjeu supplémentaire?

E. M. M. : En effet, les gens ont l’embarras du choix parmi les offres d’emploi et choisiront une entreprise où il sera agréable de travailler. C’est pourquoi les personnes chargées du recrutement ont tout intérêt à garantir le bien-être au travail si elles désirent attirer et retenir la main-d’œuvre.

S. G. : Une vaste réflexion doit être menée au sujet de la relève et des nouveaux employés. À l’ère postpandémique, les organisations accueilleront de récents diplômés qui auront vécu un événement majeur à un moment significatif de leur développement professionnel. Chez les récents diplômés, je constate d’ailleurs que plusieurs ont souffert d’anxiété à un niveau élevé. La crise a généré de l’insécurité et ceux-ci arriveront possiblement sur le marché travail avec certaines tensions et appréhensions. De plus, leur stress a pu se chroniciser parce qu’ils ont sans cesse dû s’adapter durant leurs études, avec les cours à distance, les travaux d’équipe en mode virtuel, le sentiment de solitude, etc.

Il faudra donc demeurer particulièrement à leur écoute et leur offrir des conditions gagnantes. Ici, on ne parle pas uniquement de rémunération, mais de mécanismes et d’espaces de discussion ouverts et non menaçants où ils pourront se faire entendre. Leur procurer une sécurité psychologique sera primordial.

Enfin, les entreprises seront-elles encore en mesure d’attirer et de retenir des gestionnaires? La pandémie a littéralement causé une hécatombe parmi ces professionnels, qui se sont retrouvés pris entre l’arbre et l’écorce. On leur demandait déjà beaucoup avant la pandémie ; il sera nécessaire de repenser ce rôle et ses exigences afin que les postes restent attrayants.

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion