Article publié dans l'édition Automne 2021 de Gestion

Il semble difficile, voire impossible, de traverser l’existence sans être exposé à l’échec, que ce soit sur le plan personnel, scolaire ou professionnel. Or, dans nos sociétés, l’échec est devenu tabou, une sorte de maladie honteuse dont il faut se prémunir. Comment en sommes-nous arrivés là? La sociologue Diane Pacom et le philosophe David Robichaud, tous deux professeurs à l’Université d’Ottawa, nous aident à y voir plus clair.

Notre rapport à l’échec a-t-il évolué au cours des dernières décennies?

Diane Pacom: Je constate qu’aujourd’hui, l’échec est devenu inacceptable: il a littéralement été mis au banc des accusés d’un point de vue psychosocial. Autrefois, l’échec n’était pas considéré comme un arrêt de mort: il faisait partie des possibles. Il était vu comme une étape qui permettait ensuite de se reprendre et de se remettre en selle. De nos jours, je remarque qu’il y a eu une sorte de dérapage causé par notre construction biaisée. On n’a plus le droit à l’erreur, on n’a plus le droit de se tromper. L’échec est une tache indélébile qui suit l’individu dans son parcours, une sorte de maladie chronique qui le fragilise.

Comment peut-on expliquer ce changement de perspective?

D.P.: Notre culture idéalise la réussite et nous avons la mauvaise habitude de diviser le monde en deux camps, c’est-à-dire les gagnants et les perdants. On ne tolère plus l’échec, alors qu’avant, il faisait partie de la vie: c’était une phase normale et formatrice. Or, les gens ont intériorisé cette vision du monde. Les parents, notamment, constituent un chaînon de transmission pour leurs enfants, sur lesquels la charge émotive est donc très forte. La réussite est devenue non seulement une nouvelle façon de gérer son existence mais aussi une prison.

Les parents ont-ils une part de responsabilité?

D.P.: Dans le contexte d’une société comme la nôtre, hautement scolarisée et à la population vieillissante, il existe une forme de surdétermination des jeunes dans le sens culturel, politique et social. Cela s’explique en partie parce qu’on a des enfants plus tardivement dans l’existence. L’enfant est un «projet»; c’est le règne de l’enfant-roi et des «parents hélicoptères». Ces parents font de la projection et exercent un certain type de décharge émotive sur leurs enfants. C’est pourquoi l’échec est perçu comme étant inacceptable.

Quelles sont les conséquences de cette conception des choses?

D.P.: Il y a nécessairement des répercussions sur le plan émotif. Lorsqu’un enfant subit un échec, cela peut devenir un talon d’Achille qui le rendra vulnérable tout au long de sa vie professionnelle si cette étape n’est pas gérée correctement et s’il n’en tire aucune leçon.

L’échec peut traumatiser non seulement l’enfant mais aussi l’adulte qui le forme. Tout le monde porte le chapeau! Par exemple, si un professeur a trop d’élèves en situation d’échec dans sa classe, il est alors vu comme un incapable. Cela ternit son blason et, par ricochet, celui de l’établissement d’enseignement qui l’emploie.

Avons-nous une vision particulière de l’échec en Amérique du Nord?

David Robichaud: Le rapport à l’échec est en effet culturel, certaines sociétés composant mieux avec celui-ci que d’autres. Par exemple, aux États-Unis, l’insuccès en affaires n’est pas perçu aussi négativement qu’au Canada ou au Québec. Chez nos voisins du Sud, lancer une entreprise est plutôt vu comme un risque qui peut effectivement mener à un échec momentané, mais cet échec n’est en aucun cas considéré comme une preuve de l’incompétence de la personne qui l’a subi.

La vision américaine est culturellement construite autour du rêve américain, une conception selon laquelle on peut réussir même en partant de rien. Il suffit de faire preuve de courage et d’oser. L’échec est jugé plus sévèrement ici. Peut-être est-ce en partie parce que chez les Canadiens français, historiquement, l’entrepreneuriat n’a pas été favorisé, alors qu’aux États-Unis, c’est un modèle à suivre.

Quelles sont les conditions sur lesquelles repose la réussite?

D.R.: Lorsqu’on évalue le succès d’un individu ou d’une entreprise, on se concentre généralement sur les qualités personnelles du leader: son assiduité, son intelligence, sa force de travail, etc. On lui prête des vertus et on estime que c’est grâce à celles-ci qu’il a réussi. Pourtant, quand on analyse les raisons pour lesquelles un entrepreneur connaît du succès ou essuie un échec, on s’aperçoit qu’il y a énormément de variables qui entrent en ligne de compte et qu’elles sont largement imprévisibles. À cet égard, la chance est un facteur déterminant. Dans tout succès, il y a aussi une question de conjoncture. Elon Musk, le PDG de Tesla, n’a pas suffi à lui tout seul: le moment a également été propice à sa percée.

L’échec est-il une condition sine qua non du succès?

D.R.: Les environnements d’affaires sont devenus si complexes qu’il est difficile de déterminer l’élément qui va faire en sorte qu’une entreprise va fonctionner ou pas. Dans un tel contexte, il est tout à fait naturel et logique de faire des essais et des erreurs. Somme toute, c’est de l’échec qu’émerge le succès. L’échec peut donc avoir un effet positif et constituer une source d’apprentissage d’un point de vue collectif.

Une vision très négative de l’échec peut-elle freiner l’innovation?

D.R.: En jugeant très sévèrement l’échec, on empêche les gens de prendre des risques et d’essayer de nouvelles choses. On favorise la propension au conformisme, on n’incite pas à sortir du rang. Par conséquent, plus la critique sera féroce, plus on aura tendance à y penser à deux fois avant de se lancer, car on saura qu’on ne pourra invoquer aucune excuse si on échoue.