Article publié dans l'édition Hiver 2022 de Gestion

Les pratiques de négociation sont fortement teintées par la culture du pays – voire du continent – où elles sont ancrées. Deux professeurs agrégés de HEC Montréal, Jean-François Ouellet (Département d’entrepreneuriat et innovation) et Bruno Lussier (Département de marketing), nous offrent quelques pistes de réflexion à ce sujet.

Le déroulement d’une négociation varie-t-il en fonction du contexte culturel où celle-ci est menée?

Jean-François Ouellet : En effet, on ne négocie pas de la même façon d’un pays à un autre. À cet égard, on peut se référer à deux grands modèles. Ainsi, selon l’anthropologue américain Edward T. Hall, il existe des langues à fort contexte, c’est-à-dire dans lesquelles celui-ci est essentiel à la compréhension. Par exemple, la structure du japonais est ainsi faite que sans le contexte non verbal, il sera très difficile de saisir ce que veut dire notre interlocuteur. En français, tous les éléments nécessaires pour déchiffrer la phrase s’y trouvent. Or, dans une négociation, il est crucial de comprendre rapidement les intérêts sous-jacents, ce qui devient plus ardu si la communication est difficile. Le deuxième modèle est celui à six dimensions, élaboré par le sociologue néerlandais Geert Hofstede. En vertu de celui-ci, il existe certains facteurs qui permettent de prédire le mode de négociation. Il y a par exemple le modèle masculin, où chaque partie essaie d’obtenir le plus de valeur possible, et le modèle féminin, selon lequel on vise à obtenir un résultat avantageux pour tous. Le premier se trouve davantage aux États-Unis, mais on l’observe aussi en Amérique latine, alors que le second est à l’oeuvre dans les pays scandinaves. Il existe des sociétés collectivistes, où on préfère négocier en comité, notamment au Japon, alors que d’autres sociétés sont plus individualistes et plus hiérarchisées (États-Unis, France). On remarque aussi des nuances en ce qui a trait aux délais qu’on se fixe pour atteindre les objectifs. En Chine et dans plusieurs pays asiatiques, on mise davantage sur le long terme : c’est la relation qui prime et non le contrat qu’on signe. Inversement, aux États-Unis, on souhaite obtenir des résultats tout de suite et non pas dans trois ans. Dans ces conditions, il faut faire attention à ne pas promettre des choses qu’on ne pourra pas livrer rapidement. À ces divers facteurs, on doit ajouter certaines caractéristiques propres aux pays eux-mêmes. Ainsi, en Finlande, on ne conclut pas une négociation sans aller au sauna. En France, un repas au restaurant s’impose, alors qu’au Japon, une soirée au karaoké est de mise pour nouer l’entente. Et au Québec, emmener un client à une partie de hockey est un incontournable!

De quelle façon peut-on définir la négociation telle qu’elle se pratique généralement au Québec?

J.-F. O. : Le Québec est à la croisée de différentes cultures. Nous subissons l’influence nordaméricaine, mais en même temps, nous sommes aussi ce qu’on appelle les « Latins du Nord ». La juge Louise Arbour nous a déjà décrits comme un peuple caméléon en raison de notre grande capacité d’adaptation. Dans ce sens, nous faisons preuve de moins de rigidité que d’autres peuples : nous sommes en mesure de nous ajuster à ceux avec qui nous négocions. C’est un peu la même dynamique dans les pays scandinaves et en Israël. Ici, la relation est plus importante que la transaction ; nous voulons apprendre à mieux connaître l’autre avant de signer un contrat. Nous avons également une approche plus collectiviste qu’ailleurs en Amérique du Nord. En outre, la transaction doit apporter de la valeur non seulement à l’entreprise mais aussi à la personne qui négocie. Au Québec, on peut par exemple proposer à un client de venir parler en faveur de notre produit ou de notre service lors d’un congrès, ce qui lui procurera par le fait même un certain rayonnement.

Qui dit «négociation» dit aussi «relation de vente». Comment se caractérisent les pratiques de vente au Québec?

Bruno Lussier : Au Québec, la relation de vente est surtout considérée comme de la vente relationnelle. Concrètement, cela recouvre toutes les activités de marketing destinées à établir, à développer et à maintenir de bonnes relations d’affaires avec la clientèle1. Chez nous, la relation de vente s’inscrit aussi dans une perspective à long terme, fondée sur la connaissance réciproque des deux parties. Elle se base sur une confiance mutuelle et sur une approche personnalisée. Cela signifie qu’il faut apprendre à se connaître : par exemple, il est peu probable qu’un client achète une nouvelle technologie coûteuse s’il n’a pas noué un solide lien de confiance avec le vendeur.

Sur quoi repose l’approche relationnelle de la vente?

B.L. : Elle s’appuie notamment sur le principe «gagnant-gagnant». Cela signifie que l’acheteur sait par exemple qu’il pourra compter sur une équipe de service après-vente efficace, qu’il recevra tout le soutien nécessaire après l’achat en cas de besoin, etc. Un client satisfait sera également plus confiant et plus engagé. Par conséquent, en plus d’acheter à nouveau, il souhaitera poursuivre la relation d’affaires, il parlera positivement de l’entreprise et il recommandera les produits ou les services que celle-ci offre. Il lui sera fidèle à long terme. Par ailleurs, la relation de vente s’inscrit également dans une dynamique centrée sur le client [customer centricity2 en anglais]. Il s’agit donc d’harmoniser le développement de l’offre de services ou de produits avec les besoins d’un segment restreint de clients afin de maximiser leur valeur financière à long terme, tant pour l’entreprise que pour la personne qui négocie. C’est pourquoi il est essentiel de bien connaître les besoins de la clientèle, de cibler les meilleurs clients et de leur consacrer un maximum d’efforts. Le vendeur doit placer le client au cœur des objectifs stratégiques de l’entreprise tout en faisant preuve d’agilité et d’une grande capacité d’adaptation. En ce sens, il faut aussi posséder des connaissances de base sur les pratiques locales en matière de vente et de négociation.

Avec le phénomène de la mondialisation, faut-il s’attendre à une uniformisation des pratiques de négociation?

J.-F. O. : L’économiste américain Theodore Levitt estimait que la mondialisation pourrait un jour faire en sorte que des gens vivant à Berlin, à Paris ou à Londres auraient davantage de points en commun entre eux qu’avec des personnes résidant dans de plus petites villes dans leur propre pays. Force est de constater que de plus en plus de gens réfléchissent de la même façon dans le monde entier. Ainsi, on enseigne la négociation raisonnée depuis 20 ans dans les universités. Par conséquent, on observe fréquemment ces pratiques dans les grandes entreprises, et ce, quel que soit le pays où elles se trouvent. Cela n’empêche pas qu’il existe des particularités : il y a toujours une couleur culturelle particulière.

B.L. : La mondialisation a favorisé la normalisation des pratiques de négociation ; la pandémie et la numérisation des activités ont contribué à amplifier cet effet. Mais il reste que certaines coutumes culturelles demeurent. À Rome, on fait comme les Romains, dit le proverbe…


Notes

1 - Morgan, R. M., et Hunt, S. D., «The commitment trust theory of relationship marketing», Journal of Marketing, vol. 58, n° 3, juillet 1994, p. 20-38.

2 - Fader, P., Customer Centricity – Focus on the Right Customers for Strategic Advantage, Wharton Digital Press, Philadelphie, 2012, 128 pages