Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

Déléguer des responsabilités à des subordonnés est considéré comme un comportement de leadership efficace. Les chercheurs constatent non seulement que la délégation réduit la charge de travail des dirigeants, mais elle permet aussi aux employés de développer des compétences, ce qui accentue leur motivation. Or, déléguer n’est pas toujours chose simple...

Pourquoi les délégants ont-ils la cote?

Un leader qui allège ses tâches en les déléguant est-il paresseux? Peut-être bien. Mais ce n’est pas ainsi qu’il est perçu par les employés avec qui il partage son fardeau, a constaté une chercheure[1] après avoir sondé quelque 400 travailleurs et étudiants agissant dans différents domaines en Allemagne. En transférant des tâches et des responsabilités décisionnelles à ses subordonnés, un dirigeant améliore plutôt son image auprès d’eux, et ce, pour plusieurs raisons.

D’abord, il envoie le signal qu’il est plus qualifié pour diriger les troupes qu’un décideur qui refuse de s’appuyer sur les compétences des membres de son équipe. Il démontre qu’il peut à la fois gérer sa propre charge de travail tout en accompagnant les individus dans leur développement professionnel. Cette impression de soutien fait en sorte que les intentions du gestionnaire sont perçues favorablement par les employés, qui le considèrent alors comme un être bienveillant et sympathique.

Cette étude a cependant permis d’observer que les jeunes leaders délégants projettent plus facilement cette image positive que les plus âgés. Ce résultat est conforme à ce que la littérature scientifique révèle : la perception de l’efficacité d’un leader diminue à mesure qu’il prend de l’âge.

Ce cercle vertueux de perceptions a ensuite des retombées positives pour les organisations. En effet, la recherche a démontré que les employés qui aiment leurs dirigeants sont plus productifs et plus motivés. En outre, un employé à qui on accorde de l’autonomie et qui se voit confier de nouvelles responsabilités sent qu’on lui fait confiance, ce qui le valorise et augmente sa satisfaction au travail.

La chercheure conclut donc que les dirigeants devraient s’engager activement à déléguer et s’assurer qu’ils incluent leurs employés dans les processus de prise de décision. Les gestionnaires qui désirent être évalués de manière positive par leurs employés doivent d’abord prouver à leur équipe que ce partage des tâches et responsabilités sera avantageux pour chacun des membres.

Plus difficile pour les femmes

Déléguer efficacement est un ingrédient essentiel de la compétence managériale. Trois chercheures américaines ont tenté de savoir si les dirigeantes délèguent autant que leurs homologues masculins et si elles tirent profit de cette délégation. La réponse est non! À la lumière des résultats de cette étude[2] menée auprès de quelque 300 femmes et 360 hommes, la gent féminine éprouve des difficultés à déléguer pour diverses raisons.

Premièrement, les femmes n’échappent pas au conditionnement social issu des stéréotypes de genre, qui dictent les manières dont un homme ou une femme doit se comporter dans certaines situations. Alors qu’on attend des hommes qu’ils soient indépendants et orientés vers l’action, les femmes sont censées être plus préoccupées par les autres et au service du bien commun. Sans surprise, les chercheures ont constaté que les femmes associent l’acte de déléguer à des traits considérés plus masculins, comme la puissance, l’agressivité ou le contrôle. Par conséquent, si elles confient des tâches aux autres membres de l’équipe, elles craignent d’être pénalisées d’avoir adopté un comportement jugé trop masculin.

Deuxièmement, les femmes sondées se sentent plus coupables que les hommes de donner davantage d’ouvrage à leurs subordonnés. Elles délèguent donc moins que les hommes et le font différemment. Ironiquement, plutôt que d’afficher des comportements conformes aux rôles féminins, soit d’être chaleureuses et sensibles envers leurs subordonnés, les femmes ont semblé moins présentes que les hommes auprès de leurs délégataires et avaient des interactions de moindre qualité avec eux.

Les chercheures ont aussi constaté que les femmes qui cèdent des responsabilités réussissent mieux que celles qui ne le font pas, pouvant consacrer plus de temps à l’accomplissement d’autres tâches. Cela prouve que les émotions négatives ressenties par les femmes lorsqu’il s’agit de déléguer, comme l’anxiété, la peur et la culpabilité, peuvent affecter leurs performances au travail.

La bonne nouvelle : il est possible de voir les dirigeantes se réconcilier avec la délégation en leur faisant valoir ses aspects communautaires. Par exemple, en déléguant, elles permettent à leurs subordonnés d’apprendre et de grandir professionnellement.

L’importance de déléguer et la socialisation des nouveaux employés

La socialisation organisationnelle est le processus par lequel les recrues apprennent à assumer leur rôle dans une organisation et à s’adapter à leur travail. Plusieurs recherches indiquent que l’interaction avec les superviseurs est une dimension importante de cette démarche. Une relation de qualité entre un leader et un subordonné est caractérisée par une confiance mutuelle, du soutien, de l’autonomie et une participation à la prise de décision. En effet, pour un nouvel employé, se voir confier des responsabilités signifie que l’employeur l’accepte et lui fait confiance. D’ailleurs, des études ont déjà démontré que la délégation est liée à l’estime de soi et à la motivation au travail.

Sachant cela, deux chercheurs ont examiné de plus près les relations entre dirigeants et recrues en menant un sondage auprès de 231 nouveaux employés (ingénieur, assistant marketing, dentiste, enseignant, cuisinier, infirmière, physiothérapeute, psychologue, etc.) et de 129 superviseurs dans trois municipalités finlandaises.

Les résultats de leur étude[3] démontrent entre autres que les superviseurs qui se sentent bien soutenus par leur employeur ont tendance à déléguer des responsabilités à un nouvel employé même lorsqu’ils jugent que leur relation n’est pas encore très développée. De plus, ils se sentent à l’aise de prendre le temps nécessaire pour bien encadrer les nouveaux venus, ce qui réduit les risques liés à ce processus.

Dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsque les superviseurs se sentent peu soutenus par leur organisation, ils ont le sentiment de devoir d’abord construire avec le nouvel arrivant une très bonne relation de travail – axée sur la confiance – avant de consentir à lui déléguer des tâches.

L’étude indique aussi que le succès d’une délégation en provenance d’une autorité dépend de la clarté avec laquelle les rôles des nouveaux venus ont été définis, des connaissances organisationnelles transmises et de la satisfaction des troupes à l’égard de leur travail. Par exemple, une motivation accrue des nouveaux employés augmente la probabilité qu’ils recherchent des informations sur les objectifs de leur poste et, par le fait même, qu’ils puissent acquérir plus de connaissances sur l’entreprise.

Ainsi, une organisation avisée se concentrera sur le soutien qu’elle offre à ses superviseurs, dans le but de favoriser ultimement la socialisation des nouveaux employés. Des recherches suggèrent d’ailleurs qu’un employeur peut améliorer le soutien aux superviseurs en leur garantissant un traitement équitable, des récompenses organisationnelles et des conditions de travail appropriées.

L’organisation doit aussi envoyer un signal clair à ses gestionnaires : octroyer une plus grande autonomie et accorder une certaine latitude décisionnelle aux recrues n’est pas sans risque, mais l’entreprise leur offrira tout le soutien nécessaire afin d’éviter les accrocs.

Entreprise familiale : le non-partage du contrôle peut faire mal

L’entreprise familiale est un terrain fertile pour l’émergence d’un fort sentiment d’appartenance chez ses propriétaires, bien sûr, mais aussi chez les gestionnaires qui ne sont pas issus du cercle familial. Dans la littérature scientifique, il a en effet été démontré que les personnes travaillant pour une entreprise familiale (tant les membres de la famille que les non-membres) manifestent généralement un plus grand sentiment d’appartenance psychologique. Et c’est le contrôle, soit l’autonomie des personnes à prendre leurs propres décisions, qui vient appuyer ce sentiment et qui engendre une grande motivation au travail.

Cinq chercheurs ont donc étudié les effets du sentiment d’appartenance à l’organisation et du contrôle que les propriétaires d’entreprises familiales confient aux gestionnaires provenant de l’externe. Au terme d’entretiens avec 15 employés provenant de cinq entreprises familiales flamandes, ils ont conclu que, bien que les membres de la famille soient souvent disposés à accorder aux non-membres une autonomie opérationnelle, ils limitent cependant la participation de ces derniers lorsque vient le temps de prendre des décisions stratégiques. En effet, plusieurs propriétaires d’entreprise considèrent que ces décisions de haut niveau (comme l’établissement d’objectifs) relèvent de leur autorité exclusive.

Or, cette étude[4] révèle que les gestionnaires extérieurs à la famille qui éprouvent un fort sentiment d’appartenance ont tendance à réclamer le droit à un contrôle plus élevé et plus stratégique au sein de l’organisation. Ces attentes se heurtent toutefois au désir des propriétaires de conserver leur pouvoir, ce qui affaiblit leur volonté de déléguer. La difficulté réside souvent dans le fait que les deux groupes n’interprètent pas le mot contrôle de la même façon. Alors que les propriétaires d’entreprises familiales limitent ce contrôle aux responsabilités de niveau inférieur ou moyen, les gestionnaires externes s’attendent à participer davantage à la prise de décision stratégique de haut niveau.

Par conséquent, ces différences de perceptions peuvent entraîner des malentendus, des attentes non satisfaites, des comportements contreproductifs visant à protéger le contrôle acquis par le gestionnaire externe plutôt que de protéger l’entreprise elle-même. Il en résulte de la démotivation, des conflits, des démissions ou des licenciements.

La clé, selon les chercheurs, est de trouver le bon équilibre entre le désir des propriétaires d’entreprises familiales de garder le contrôle et leur souhait de renforcer le sentiment d’appartenance chez leurs gestionnaires externes. Les propriétaires doivent donc obtenir autant d’informations que possible sur les attentes de leurs gestionnaires et sur la manière dont les décisions organisationnelles pourront s’harmoniser à ces attentes. Ce processus commence idéalement au moment du recrutement.


Notes

[1] Drescher, G., «Delegation outcomes: Perceptions of leaders and follower’s satisfaction», Journal of Managerial Psychology, vol. 32, n° 1, février 2017, p. 2-15.

[2] Akinola, M., Martin, A. E., et Phillips, K. W., «To delegate or not to delegate: Gender differences in affective associations and behavioral responses to delegation», Academy of Management Journal, vol. 61, n° 4, août 2018, p. 1467-1491.

[3] Jokisaari, M., et Vuori, J., «Leaders’ resources and newcomer socialization: The importance of delegation», Journal of Managerial Psychology, vol. 33, n° 2, avril 2018, p. 161-175.

[4] Broekaert, W., Henssen, B., Lambrecht, J., Debackhere, K., et Andries, P., «Limits to psychological ownership in the family business», Journal of Family Business Management, vol. 8, n° 2, juin 2018, p. 196-216.