Article publié dans l'édition Automne 2019 de Gestion

Comment parvient-on à innover dans des contextes où les ressources sont limitées ? Quel rapport les entreprises familiales britanniques entretiennent-elles avec l’innovation ? Et pour quelles raisons les entreprises de secteurs traditionnels au Japon y résistent-elles ? Voici ce que des chercheurs d’ailleurs peuvent nous enseigner à propos de l’innovation.

Faire mieux avec moins

L’Inde, le deuxième pays du monde en nombre d’habitants, a trouvé la solution pour subvenir aux besoins croissants de sa population : l’innovation frugale. Cela n’a rien d’étonnant, car la frugalité est traditionnellement considérée comme une vertu sociale en Inde. Plus encore, elle a commencé à exporter ses méthodes afin de répondre à la demande croissante des pays industrialisés.

Deux chercheurs de l’université de technologie de Hambourg-Harburg et de l’université de Cambridge ont fait le point sur ce phénomène1 dans un article récent.

L’innovation frugale contribue à un mode de production moins nocif pour l’environnement en évitant le gaspillage sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Par exemple, elle propose aux agriculteurs des outils destinés à évaluer la quantité exacte d’engrais dont ils ont besoin. Les biens de consommation, les produits technologiques et les services issus de l’innovation frugale doivent aussi respecter des normes de qualité élevées tout en demeurant accessibles financièrement pour les consommateurs.

C’est pourquoi l’innovation frugale mise sur les infrastructures et sur les technologies existantes tout en utilisant les ressources locales de manière responsable.

Dans le domaine de l’innovation frugale, l’Inde fait donc figure de pionnière. À la base de ce concept se trouve la théorie que l’économiste indien C. K. Prahalad2 a élaborée au cours des années 2000 pour attirer l’attention sur le grand potentiel des produits et des services abordables.

Confinés au bas de la pyramide économique, ces produits et services étaient essentiellement destinés aux consommateurs des pays pauvres.

L’Inde sert également de laboratoire pour l’élaboration de solutions frugales dites perturbatrices. Par exemple, les consommateurs indiens sont peu disposés à payer pour des emballages sophistiqués ou luxueux, ce qui décourage les entreprises à leur en proposer.

Parmi les secteurs d’activité qui ont bénéficié de l’innovation frugale indienne, soulignons ceux des produits de grande consommation (un exemple : le rasoir Gillette Guard, destiné aux utilisateurs qui vivent à des endroits où l’eau potable est rare), des soins de santé (l’électrocardiogramme portatif conçu par General Electric), de la recherche spatiale (microsatellites légers) et de l’industrie automobile (de petites voitures comme le véhicule utilitaire compact de Tata Motors).

Les solutions frugales indiennes ont été graduellement adoptées par les pays industrialisés comme options de remplacement des produits hypercomplexes offerts sur leurs marchés dans le but de répondre aux contraintes financières et aux préoccupations environnementales.

Selon les auteurs de l’article cité ci-dessus, la demande pour des produits de qualité abordables et durables ne peut que croître à l’échelle planétaire, ce qui permettra à l’Inde de s’affirmer, grâce à sa capacité d’innovation et à sa créativité, comme une « puissance douce globale ». La réceptivité pour les solutions frugales indiennes est d’ailleurs facilitée par la popularité croissante de la culture indienne dans le monde.


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L’innovation en famille

Quel type de culture organisationnelle les entreprises familiales devraient-elles mettre en œuvre pour augmenter leur performance en matière d’innovation ? Quel est l’effet du fondateur sur la capacité d’innovation de son entreprise ? Les PDG des plus récentes générations sont-ils plus déterminés à innover ?

La professeure Sylvie Laforet, de l’Université calédonienne de Glasgow, a analysé le contexte des entreprises familiales en Grande-Bretagne3. Selon les données de l’Institute for Family Business4, un organisme non gouvernemental du Royaume-Uni, deux tiers des firmes britanniques sont des entreprises familiales.

À l’instar des autres types de sociétés commerciales, elles ne sont pas à l’abri des problèmes, dont les plus sérieux sont le faible potentiel de croissance et l’absence de planification de la relève.

La survie de ces entreprises et leur succès sur le marché dépendent grandement de leur capacité à innover. Cependant, en raison de l’attachement de leurs dirigeants à la tradition, aux valeurs et aux objectifs de la famille, les entreprises familiales peuvent parfois se montrer réticentes aux changements et à l’innovation. Or, selon Mme Laforet, cette attitude peut évoluer grâce à l’instauration d’une culture organisationnelle ouverte à l’innovation, c’est-à-dire tournée vers l’extérieur, flexible et orientée vers le long terme.

L’ouverture sur l’extérieur correspond à la capacité d’une entreprise à s’adapter grâce à une interaction constante avec son environnement immédiat (clients, fournisseurs, etc.) et à une veille continue concernant les marchés où elle s’investit. Une culture organisationnelle flexible favorise quant à elle le travail d’équipe et la responsabilisation du personnel afin de répondre aux nouveaux besoins et aux dernières attentes de la clientèle. Et en ce qui concerne l’orientation à long terme, elle concilie la pérennité de l’entreprise familiale et la continuité de la famille en affaires.

En tant que premier dirigeant de l’entreprise familiale, le fondateur joue un rôle déterminant dans la définition du caractère innovant de sa firme. Cependant, la plupart du temps, il instaure consciemment ou non une culture organisationnelle hermétique, souvent de type paternaliste, qui lui permet de garder le contrôle sur le processus décisionnel.

C’est notamment la raison pour laquelle les hauts dirigeants qui lui succèdent ont, de façon générale, une plus grande influence sur la capacité d’innovation de l’entreprise familiale que le fondateur lui-même.


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Le syndrome des Galápagos

Au Japon, il existe un fossé entre les entreprises du secteur de la haute technologie et celles œuvrant dans des domaines plus traditionnels. Tandis que les premières performent, innovent et s’adaptent à la mondialisation, les autres, ancrées dans des valeurs et dans un style de travail traditionnels, semblent ne pas changer. La chercheuse Mary Reisel, de l’université Rikkyo de Tokyo, a exposé les facteurs culturels qui empêchent les entreprises japonaises traditionnelles de s’adapter au changement.

Grâce à une démarche anthropologique appliquée au domaine des affaires, l’étude5 de Mme Reisel a mis en lumière l’interdépendance des pratiques d’affaires japonaises et des valeurs culturelles qui, depuis des siècles, façonnent l’identité nationale. Si ces valeurs ont avant tout pour fonction de rapprocher les gens, elles peuvent aussi entraver le changement et le progrès au sein des entreprises.

Selon l’auteure, deux notions nous permettent de mieux comprendre la culture japonaise et son rapport à l’innovation dans les milieux traditionnels. Tout d’abord, il y a le honne et le tatemae, deux mots japonais qui désignent la distinction entre les sphères privée et publique de l’existence, honne se rapportant au caractère naturel et aux véritables émotions d’une personne, tatemae faisant référence au comportement qu’on doit afficher selon les attentes sociales généralement admises.

Cette dualité est directement liée à la deuxième notion capitale de la culture japonaise : l’harmonie. Valeur fondamentale à la fois du shintoïsme et du confucianisme, l’harmonie impose aux gens de dissimuler leurs émotions et de privilégier les interactions sociales dépourvues de conflits.

Dans le contexte d’une entreprise, l’exigence d’harmonie fait en sorte que les employés s’abstiennent de discuter ouvertement des problèmes ou de critiquer les décisions patronales, même quand celles-ci s’avèrent mauvaises. Elle explique également la passivité dont certaines entreprises traditionnelles, comme celles qui proposent des services financiers, font preuve par rapport à l’innovation.

Cette mentalité insulaire est associée à ce qu’on appelle le syndrome des Galápagos. Dans cet archipel du Pacifique, les tortues se déplacent lentement, souligne l’auteure de l’étude, mais elles arrivent tout de même à atteindre leurs objectifs.

Cependant, des changements s’annoncent au Japon, car les générations montantes ne semblent pas aussi enclines à respecter les codes traditionnels de la culture du pays. Ces jeunes maîtrisent les technologies les plus récentes, apprennent l’anglais et s’abreuvent au Web. Bref, ils sont attirés par des valeurs susceptibles de les rendre compétitifs sur une planète mondialisée.


Notes

1 Tiwari, R., et Prabhu, J., « Soft Power of Frugal Innovation and its Potential Role in India’s Emergence as a Global Lead Market for Affordable Excellence », St. Louis (MO), Federal Reserve Bank of St. Louis, document de travail n° 104, août 2018, 15 pages.

2 Prahalad, C. K., The Fortune at the Bottom of the Pyramid – Eradicating Poverty through Profits, Upper Saddle River (NJ), Wharton School Publishing, 2004, 432 p.

3 Laforet, S., « Effects of Organisational Culture on Organisational Innovation Performance in Family Firms », Journal of Small Business and Enterprise Development, vol. 23, n° 2, 2016, p. 379-407.

4 Institute for Family Business : www.ifb.org.uk/research/about-family-business.

5 Reisel, M., « From “Galapagos Syndrome” to Globalization – Japanese Businesses Between Tradition and Virtual Reality », International Journal of Business Anthropology, vol. 7, n° 2, juillet 2018, p. 1-21.