Point de vue publié dans l'édition printemps 2016 de Gestion

jacques nantel2

Jacques Nantel, professeur à HEC Montréal ainsi que membre associé et fondateur de la Chaire de commerce électronique RBC Groupe financier. Il siège à plusieurs conseils d'administration.

À l’occasion d’un récent déjeuner avec le président d’une des plus grandes entreprises de produits de consommation au Canada, celui-ci m’a mentionné que son comité de direction remettait en question les qualités traditionnellement recherchées chez les futurs gestionnaires en marketing. Alors qu’auparavant son entreprise cherchait des talents versés dans l’art du placement publicitaire, de la gestion de produits ou de la gestion par catégories, voilà que ces qualités lui semblent désormais insuffisantes, voire obsolètes. Poursuivant sur sa lancée, il m’ a expliqué que trois de ses plus grandes marques ne sont désormais même plus soutenues par un budget publicitaire.


LIRE AUSSI: Dossier neurosciences - Le défi de l'expérience utilisateur


En réalité, ce que m’a raconté mon interlocuteur correspond tout à fait à ce qu’on constate depuis au moins trois ans dans le monde du marketing des biens de consommation. À titre d’exemple, en 2012, la société Procter & Gamble annonçait le début de réductions massives dans ses budgets de marketing traditionnel. Près de 10 milliards allaient ainsi disparaître. Au printemps dernier, ce géant des biens de consommation annonçait que le nombre de marques de l’entreprise passerait de 200 à moins de 701. Quelques mois plus tard, l’entreprise annonçait une réduction de plus de 15 % de ses dépenses publicitaires2. Je suis d’une époque où Procter & Gamble était littéralement l’école dominante en matière de marketing de masse. Visiblement, ce n’est plus le cas! Que s’est-il passé?

Si on examine les principaux phénomènes qui ont le plus marqué la disponibilité, la commercialisation et, donc, le marketing des biens de consommation au cours des deux dernières décennies, trois d’entre eux me semblent avoir été plus importants que tous les autres : la mondialisation des marchés, les nouvelles technologies et l’importance de plus en plus grande que prend la logistique dans la stratégie de mix marketing d’une entreprise. Au Canada, la mondialisation des marchés s’est amorcée de manière concrète en 1994 avec l’Accord de libre-échange nord-américain. Cet accord a permis aux consommateurs canadiens de découvrir non seulement de nouvelles marques et de nouveaux produits mais aussi de nouvelles façons de consommer. De nombreuses industries n’ont alors pas compris les impacts profonds de ces changements. Ce fut le cas dans les secteurs du vêtement et du meuble, où les habitudes de consommation ont changé du tout au tout en trente ans.

Peu de temps après, on a assisté au développement massif des nouvelles technologies, dont la plus importante a sûrement été le jumelage des bases de données clients (CRM) avec le commerce électronique. La possibilité de suivre à la trace les comportements de chaque consommateur représente assurément un bouleversement tout aussi grand des pratiques en matière de marketing, notamment pour les détaillants.

Le développement du commerce en ligne et des bases de données liées aux programmes de fidélisation fait en sorte qu’on sait plus que jamais ce qu’un consommateur peut acheter, à quel moment et à quel endroit. Les mécanismes promotionnels conçus par des firmes telles qu’Amazon.com ou, plus près de nous, Métro avec son programme « metro&moi » changent non seulement la manière de faire de la recherche commerciale mais aussi celle de s’adresser aux consommateurs.

Avec la quantité d’information ainsi cumulée en temps réel auprès non plus d’échantillons de consommateurs mais de populations entières – et, à ce propos, non plus en ce qui concerne uniquement des attitudes ou des intentions mais bien des comportements réels –, les compétences qu’on exige des analystes en marketing sont davantage du côté des technologies de l’information. Déjà, des firmes telles que Aimia ou Dunnhumby, spécialisées dans l’analyse des bases de données marketing des entreprises, connaissent des croissances de leur chiffre d’affaires nettement plus impressionnantes que celles des firmes de recherche traditionnelles. Les talents qu’elles recrutent sont formés en marketing traditionnel ainsi qu’en mathématiques et même en physique nucléaire.


LIRE AUSSI: Dossier avenir du commerce de détail - La fin de la satisfaction client à tout prix


Il en va de même pour la publicité, dont les budgets sont désormais, dans une proportion de près de 50 %, investis dans les nouvelles plateformes. Dans de telles conditions, il vaut mieux connaître les bases de l’optimisation par Search Engine Optimisation (SEO) ou avoir une formation en Google Analytics qu’une spécialisation en placement publicitaire télé ou en sondages.

Maintenant que les consommateurs se sont habitués à trouver, au moyen de leur ordinateur, les produits qu’ils souhaitent se procurer, la prochaine frontière du marketing sera celle de la logistique. S’assurer de la disponibilité optimale du produit recherché au moment et au lieu désirés par chaque consommateur ciblé, et ce, tout en minimisant les coûts de distribution : voilà le prochain défi du marketing. Et n’oublions pas cette qualité, la plus recherchée chez les futurs talents en marketing : l’audace! Voilà plus de dix ans que j’ai la chance de parler avec des PDG d’entreprise. Tous, sans pratiquement aucune exception, m’affirment être régulièrement déçus par leurs équipes de marketing. 

Le phénomène s’explique. Dans des marchés qui subissent d’importantes mutations, comme c’est le cas aujourd’hui, le besoin d’innover, bien qu’essentiel, n’est pas sans risque, loin de là. Si cette approche terriblement frileuse n’assure à peu près jamais l’atteinte des objectifs de l’entreprise, elle minimise, pour trop de gestionnaires en marketing, leur risque d’être blâmés.

Compétences en technologies de l’information et en commerce électronique, compétences en logistique et surtout compétences en intrapreneurship : voilà, selon moi, ce qui définira les talents marketing dont votre organisation aura besoin. 

À vous de les reconnaître; à nous de les former.


Notes

« With Brand Divestments Almost Over, Here’s How P&G Plans to Cut Costs Next »Forbes, 7 mai 2015.

« P&G Eyes Big Ad Agency-Related Savings »The Wall Street Journal, 23 octobre 2015.