«Ils sont nés avec»; «ils ont ça dans le sang»; «c’est instinctif pour eux». Depuis que les nouvelles technologies déboulent dans nos vies, le rapport à la connaissance s’est inversé : plus on est jeune, plus on est expert. Depuis l’arrivée d’Internet, et surtout celle des réseaux sociaux, les employeurs se sont retrouvés avec de jeunes recrues plus habiles que leurs supérieurs avec les nouveaux outils. Et les parents ont baissé les bras devant les multiples technologies qui accaparent le temps et l’attention de leurs enfants.

Mais d’où viennent donc ces habiletés technologiques supposément «innées» chez les plus jeunes? De mutations génétiques accélérées? Ce serait étonnant. Même si votre jeunesse remonte aux années 1980 ou 1990, pensez-y : bien des choses que vous faisiez échappaient à vos parents. Si vous étiez l’expert pour programmer l’enregistreur vidéo, c’est peut-être parce que ce nouveau bidule vous faisait moins peur, mais surtout parce que vous pouviez passer du temps à comprendre comment il fonctionnait. Vos parents, eux, étaient trop pris ailleurs : par les obligations liées à leur travail, à la maison... et à leurs enfants!

Il serait d’ailleurs intéressant de voir des membres des générations Y ou Z composer des mixtapes avec un magnétophone à cassettes, ou encore retrouver un livre en se servant des anciennes fiches d’une bibliothèque. Parions qu’il y aurait là aussi une courbe d’apprentissage... Nous sommes tous plus habiles à maîtriser les nouveautés qui sont arrivées au moment où nous avions du temps et de l’énergie à leur consacrer.

Quant au culte de la jeunesse et de la nouveauté, c’est aux baby-boomers qu’il faut l’attribuer. Ceux qui, aujourd’hui, déplorent le manque de culture, de persévérance et de respect des plus jeunes ont-ils déjà à ce point des problèmes de mémoire, après avoir enfanté des slogans comme «interdit d’interdire», «je ne veux pas perdre ma vie à la gagner» ou «ne faites confiance à personne au-dessus de 30 ans»? Ce sont eux qui ont fait de la jeunesse la vertu suprême, et dénigré le vieillissement.

Cette façon de voir est demeurée avec l’arrivée des cohortes suivantes, qui s’est accompagnée en plus de changements technologiques accélérés. Et nous avons tous gobé sans trop réfléchir les discours des entreprises, qui ont su exploiter cette propension à nous montrer à tout prix comme étant «jeunes d’esprit» et ouverts au changement.

Maintenant, nous déchantons. L’usage des écrans est devenu excessif, et ses effets néfastes sont de plus en plus documentés : anxiété, manque de sommeil, épisodes dépressifs, manque d’exercice... Les parents ont vu de grands pans de la vie de leurs enfants leur échapper, et à des stades cruciaux de leur développement, par-dessus le marché. Les baby-boomers chantaient : «Vos enfants ne sont plus sous votre autorité»[1]. Mais c’est à leurs enfants, et encore plus à leurs petits-enfants, que la strophe s’est appliquée de façon spectaculaire.

En même temps, aucune génération n’est vraiment épargnée, et les technologies s’infiltrent partout, que nous le voulions ou non. Il nous faut aller en ligne pour nos transactions bancaires et nos achats, pour nos rendez-vous médicaux et nos impôts. Nous utilisons nos téléphones pour vérifier la température extérieure; monter ou baisser le volume de la musique; régler le chauffage et l’éclairage dans la maison... Comment dresser une frontière entre ces activités et le fait d’aller voir une petite vidéo ou de «liker» la publication d’un ami? La dépendance nous guette tous. Cependant, nous avons réalisé que les plus jeunes, même s’ils peuvent être très habiles pour accéder aux réseaux qui les intéressent, sont bien peu équipés pour faire face à ce qu’ils y trouvent : ils n’ont pas la maturité intellectuelle ou émotionnelle pour faire face au sextage et aux autres formes de harcèlement en ligne, ou à des contenus qui les dépassent. Et ils sont désarmés devant des entreprises qui investissent des sommes colossales pour exploiter leurs vulnérabilités et créer des dépendances.

Maintenant, même les plus jeunes réalisent que ce sont les technologies qui les maîtrisent, plutôt que l’inverse. Ça devrait être l’occasion, pour leurs aînés, de réaliser que l’âge et l’expérience servent à quelque chose, en fin de compte.

C’est pourquoi je comprends de plus en plus mal l’impuissance des établissements d’enseignement quand vient le temps de gérer les écrans. Que ce soit au primaire, au secondaire, au cégep ou à l’université, pourquoi le sujet n’est-il pas abordé dans les classes dès la rentrée? Pourquoi se priver de discussions au sujet de ces outils et des entreprises qui les produisent? Le développement de la pensée critique n’est-il pas l’une des fonctions de l’enseignement? Nous réussirions sans doute, dans bien des cas, à nous entendre sur des modus operandi concernant l’utilisation et l’encadrement des écrans en classe, et les élèves apprendraient sûrement pas mal de choses à leurs enseignants sur divers aspects.

La connaissance ne vient plus seulement d’en haut, et nous ne pouvons plus, comme autrefois, imposer des principes rigides sans donner d’explications. Vos enfants ne sont plus sous votre autorité, c’est bien vrai. Et peut-être, en fin de compte, est-ce une bonne chose?

Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion


Note

[1] Dans The Times They Are A-Changin’, de Bob Dylan; chanson traduite par Hugues Aufray sous le titre Les temps changent.