Au Canada, on estime que deux personnes sur cinq seront atteintes d’un cancer au cours de leur vie. Pourtant, les maladies graves sont encore un sujet tabou en entreprise. De plus en plus de voix s’élèvent toutefois pour témoigner de cette réalité. Un vent de changement est-il en train de souffler?

À 38 ans, Sophie Reis a reçu un diagnostic de cancer du sein. Alors directrice exécutive innovation, la cofondatrice de La Ruche Montréal a pris son courage à deux mains pour annoncer la mauvaise nouvelle à son équipe. «Je l’ai joué en toute transparence, puisque cela fait partie de mes valeurs en tant que gestionnaire. On a même créé un canal sur Slack où je donnais des nouvelles à l’équipe. Ils me suivaient même en chimio. Ils faisaient partie de mon journal intime.» Un soutien important, alors qu’elle a dû prendre une pause de son travail. Avec le recul, elle considère que l’expérience a soudé l’équipe, en plus de s’inscrire en continuité avec les valeurs de La Ruche, comme la confiance.

Aussi fondatrice de BB Jetlag, un site de référence pour les parents voyageurs, Sophie Reis a pris plus de temps avant de s’exposer publiquement. «Ce n’est pas que j’avais peur d’être stigmatisée, mais parce que j’avais besoin de revenir à moi-même. Par contre, j’ai tout documenté, car je savais que mon expérience pourrait faire œuvre utile», soutient-elle. D’ailleurs, elle a lancé en février 2023 le livre Un cancer en cadeau, en plus d’avoir été l’invitée de Tout le monde en parle. «Je pense que c’est important de prendre la parole pour ceux qui ne le peuvent pas, de redonner à la société», mentionne celle qui agit maintenant à titre d’indépendante.

La force du réseau

Alors qu’elle était directrice de l’entrepreneuriat à la Ville de Montréal, Géraldine Martin a aussi jugé bon de dévoiler son histoire quand elle a appris, en 2021, qu’elle avait un cancer du sein. Un an après une première mastectomie partielle, elle a dû retourner sur la table d’opération après que des cellules cancéreuses aient été à nouveau détectées. «Ça a été très difficile, puisque j’ai été opérée trois fois en sept semaines, raconte-t-elle. Cela demande beaucoup de résilience pour remonter la pente après chaque anesthésie générale.» Avant ces interventions, elle a aussi attrapé la COVID, qui s'est transformée en COVID longue.

La directrice a décidé d’utiliser son vaste réseau, notamment via LinkedIn, pour donner des nouvelles régulièrement sur sa situation. Au départ, elle voulait que son histoire permette de sensibiliser à l’importance de la prévention. Lors de sa deuxième intervention, Géraldine Martin a aussi choisi d’aborder le sujet publiquement parce que plusieurs personnes lui demandaient des nouvelles.

«Comme je participe à beaucoup d’événements, j’ai vite reçu plusieurs messages pour savoir ce qui se passait. Je me suis donc dit que ce serait moins lourd d’en parler publiquement. Mais ça m’a fait beaucoup de bien de recevoir tous ces “j’aime” et ces messages d’encouragement.» En plus d’avoir pu compter sur la force de tout un réseau d’entraide pour passer à travers cette épreuve, c’était aussi une façon pour Géraldine Martin de se sentir vivante, alors qu’elle avait l’impression d’être exclue par la maladie. Aujourd’hui, elle est de retour au travail depuis janvier 2023, après un arrêt de huit mois.

«Est-ce que cela va me nuire d’avoir parlé publiquement de ma situation? Comment est-ce que les gens vont me percevoir ensuite? Je ne le sais pas, réfléchit-elle. Mais je suis prête à montrer à tout le monde que je n’ai rien perdu de mes capacités. Cette aventure médicale a fait de moi une meilleure gestionnaire, car je suis plus connectée aux gens, je gère mieux mon stress. Ces épreuves m’ont permis de relativiser les choses et d’être plus sereine dans mes actions, dans mon style d’action.»

L’importance de la résilience

C’est d’ailleurs l’un des messages d’Ysabel Viau, fondatrice d’Accultura, une organisation spécialisée en diversité. La cheffe d’entreprise qui a combattu deux cancers a publié une lettre ouverte dans La Presse à ce sujet. «Embaucher ou faire des affaires avec une personne atteinte du cancer comporte ses avantages. D’abord, elle est dotée d’une résilience sans limites. L’adversité ne lui fait pas peur. Elle a l’habitude des défis et peut s’adapter aux situations changeantes et difficiles. Citons aussi sa concentration et sa rapidité d’action. Parce que sa bataille efface les détails anodins, elle cible rapidement les enjeux. L’efficacité est son meilleur allié, car le temps compte plus que jamais», y écrivait-elle.

Avec les taux de survie qui augmentent, de même que l’incidence des maladies graves, les entreprises ont tout intérêt à accommoder les travailleurs qui composent avec ce type de conditions, estime Ysabel Viau. «Aujourd’hui, plusieurs traitements n’occasionnent que peu d’effets secondaires, si bien qu’il est possible de continuer de travailler. Et pour plusieurs, c’est une véritable planche de salut», explique-t-elle.

C’est d’ailleurs son cas, alors qu’elle a réussi à maintenir le cap pendant son combat qui a duré trois ans. «Avec le télétravail, les horaires flexibles, les semaines de quatre jours, il est plus facile d’offrir des conditions permettant de composer avec cette réalité», croit-elle. En plus d’offrir une conférence sur le cancer au travail, Ysabel Viau prépare d’ailleurs un livre à ce sujet.

Briser les tabous

Malgré tout, rares sont les entreprises qui anticipent ce type d’éventualité, a constaté Camille Lin, CRHA. Consultante RH spécialisée sur la prévention des risques psychosociaux chez Groupe-conseil Perrier, elle s’est intéressée aux tabous dans les organisations à travers sa série de balados 5 à 7 RH. «Je savais que les maladies graves en étaient un, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit à ce point. Les organisations ont l’impression que c’est un sujet personnel, alors qu’avec les statistiques, on voit bien que cet enjeu touche aussi les entreprises», fait-elle valoir.

Ne pas aborder cette réalité n’aide ni les employés ni les organisations, ajoute-t-elle. «Rien n’est fait pour anticiper la situation, si bien que les travailleurs ne savent pas quoi faire quand cela leur arrive. Je pense que les organisations devraient au moins lancer le message qu’elles seront là pour trouver la meilleure réponse pour chacun, s’ils doivent vivre avec une maladie grave.» Camille Lin suggère aussi de contacter une ressource spécialisée, comme certaines associations, pour s’outiller face à ces enjeux.

Le rôle des gestionnaires

Rien n’oblige un travailleur à discuter de ses problèmes de santé avec ses collègues ni même avec son patron, précise la consultante. Par contre, tenter de camoufler sa maladie peut vite devenir complexe. «Le fait d’en parler permet d’obtenir du soutien, juge-t-elle. Le gestionnaire peut ajuster notre horaire en fonction de nos rendez-vous ou alléger nos tâches.» De plus, les organisations doivent accommoder leurs employés quand ils sont malades, sans discrimination.

Les gestionnaires ont donc tout intérêt à soutenir leur employé dans cette épreuve. Toutefois, pas question d’imposer ses propres vues : il vaut mieux lui demander ce dont il a besoin. «Il se peut qu’il ne le sache pas du tout. Dans ce cas, on lui rappelle que notre porte est ouverte», explique Camille Lin. Autre erreur à éviter : réduire les tâches du travailleur pour le soulager, sans l’avoir consulté. «La personne risque de se sentir inutile», avertit-elle.

L’aube d’un changement

Bref, pas question de mettre les personnes atteintes d’une maladie grave de côté. Plusieurs sont capables de travailler et désirent s’investir. «Les organisations peuvent-elles dépasser les préjugés? Peuvent-elles saisir la valeur d’une personne atteinte du cancer à travers l’épais écran de fumée de la stigmatisation et des fausses idées?», s’interroge Ysabel Viau dans sa lettre ouverte.

Une chose est certaine : chaque témoignage public permet de lever le voile sur une réalité avec laquelle plusieurs doivent composer, pense Sophie Reis. «Je pense que nos histoires ont allumé une petite étincelle qui fait que certains se sentent plus à l’aise d’annoncer leur maladie, note Géraldine Martin. Souvent, ils ont peur de la réaction des autres et c’est normal. En même temps, cela libère de s’ouvrir.» Des prises de position qui permettront, espère-t-elle, de faire tomber les préjugés. «J’ose croire que nous sommes à l’aube d’un changement», ajoute-t-elle.