Article publié dans l'édition Atomne 2017 de Gestion

Géraldine Martin est directrice de l’entrepreneuriat au Service du développement économique de la Ville de Montréal.


Vous avez peut-être déjà lu ou entendu cette anecdote qui date des années 1970. Si ce n’est pas le cas, il est temps pour vous de la connaître. Sinon, relisez-la, car elle est incontournable. Elle est tirée du livre Les Innovateurs de Walter Isaacson, l’auteur de la biographie de référence de Steve Jobs.

« Lorsque vint le moment de construire l’Apple II, il [Jobs] ne perdit pas beaucoup de temps à étudier les fiches techniques des microprocesseurs. Au lieu de quoi il alla au magasin Macy’s dans la galerie marchande de Stanford et étudia le robot-mixeur Cuisinart. Il décida que le prochain ordinateur individuel devrait être comme un appareil électroménager : tout monté, prêt à l’emploi, élégamment carrossé. De l’alimentation au logiciel, du clavier au moniteur, tout devait être étroitement intégré. »


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Ainsi est né le premier ordinateur individuel clé en main. Fini, le magasinage des logiciels et du matériel électronique destinés à assembler un ordinateur. Steve Jobs avait compris que la grande majorité des consommateurs ne souhaitaient pas monter leur propre appareil.

Cette histoire incarne l’approche design, ou design thinking, largement reprise par la suite au sein de plusieurs entreprises et par de nombreux grands designers. Le design thinking est une méthode de résolution de problèmes fondée sur l’art de bien comprendre les besoins de ses clients. Elle consiste à savoir prendre du recul pour analyser de manière approfondie le comportement d’une clientèle.

L’adoption d’une telle stratégie est gagnante. Selon le Design Management Institute, basé à Boston, les entreprises américaines inscrites en Bourse qui ont une approche « centrée sur le design » (design centric) ont offert à leurs actionnaires, sur une période de dix ans (entre 2003 et 2013), un retour sur investissement de près de 300 %, contre 75 % pour les entreprises de l’indice boursier américain S&P 500.

Ainsi, pas étonnant qu’en 2010 Google Venture, la société de capital de risque du géant américain Google, ait embauché un designer, Braden Kowitz, dans son équipe. Son rôle? Évaluer l’approche design des start-up dans lesquelles Google songe à investir et accompagner les entreprises sélectionnées pour les aider à créer de meilleurs produits.

Alors, si les résultats sont probants, qu’attendons-nous pour injecter une bonne dose de design dans nos entreprises et nos institutions?

Avant tout, il est important de rappeler que si le design thinking est une méthode de résolution de problèmes, il existe aussi toute une panoplie de professions et d’expertises en design au service du succès en affaires, dont la fonction première est de concevoir des produits et d’aménager des espaces qui répondent à des problèmes d’usage.

Selon un sondage1 mené en 2015 par le ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation du Québec, 40 % des entreprises manufacturières québécoises ont eu recours au design industriel cette année-là, comparativement à 21 % en 2007. Un net progrès. Seul hic : cette discipline n’est pas encore suffisamment intégrée ni même valorisée au sein des entreprises.

Les designers sont souvent embauchés uniquement pour se charger des opérations, notamment dans les équipes de recherche et développement, et non pas au sein de la direction, donc au cœur de la vision stratégique.

Rêvons un peu

Pourquoi les entreprises ne se doteraient-elles pas d’un chef du design au même titre que d’un chef des finances, un chef des ressources humaines ou encore un chef des technologies ?

Évidemment, quand on est en démarrage, difficile de se payer un chef du design. En fait, difficile de se payer des designers tout court. Décourageant? Non. Il existe plusieurs options.

  1. Déjà, avant d’embaucher un chef du design, pourquoi ne pas jeter son dévolu sur un designer junior ou encore sur un stagiaire ? C’est ce que demande Félix Marzell, cofondateur de la société DIX au carré. « Même à petite échelle, le design thinking peut s’intégrer, et c’est au dirigeant de le valoriser, de l’écouter et le faire naître lentement. Une entreprise qui naît et grandit avec un designer va croître plus rapidement. »
  2. Il est toujours possible de s’adresser à des firmes-conseils spécialisées en design.
  3. Certaines entreprises peuvent mutualiser leurs besoins et ainsi s’offrir collectivement les services d’un designer.
  4.  Notons qu’en ce qui concerne les trois éléments précédents, le gouvernement du Québec offre aux entreprises un crédit d’impôt pour le design de produits industriels. Ce crédit d’impôt, qui varie de 12 à 24 % selon la valeur des actifs de l’entreprise, s’applique au salaire d’un designer industriel. Les honoraires d’un consultant en design sont également admissibles, à certaines conditions.
  5. Les dirigeants doivent davantage s’intéresser à la question du design en suivant des formations. Un dirigeant ne se transformera pas en designer, mais s’il comprend les valeurs et les principes du design et s’il est en mesure de les transmettre au sein de son équipe, c’est un pas dans la bonne direction.
  6. Enfin, les nombreuses formations en entrepreneuriat devraient systématiquement intégrer du design dans leurs programmes.

Du design pour innover

Il est temps que les entreprises distinguent l’innovation de l’amélioration continue. « Ces deux concepts sont trop souvent confondus », explique Patrick Messier, de la firme Messier Designers. Ainsi, une entreprise qui automatise sa chaîne de production n’innove pas : elle fait de l’amélioration continue.

Le problème, c’est que les entreprises québécoises sont tellement en retard en matière d’amélioration continue (comme l’automatisation, justement) qu’elles ne sont même pas en mesure d’aborder le concept de l’innovation ni, donc, d’adopter une approche design.

Selon un sondage mené en 2016-2017 par la firme CATA-Sciencetech Communications2,  seulement 32 % des entreprises manufacturières québécoises de 10 employés et plus s’estiment automatisées à plus de 50 %. Dans le reste du Canada, elles sont environ 55 % à avoir atteint le même seuil.


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Il n’est toutefois jamais trop tard pour que les entreprises s’intéressent aux designers et au design thinking. Leurs dirigeants doivent comprendre qu’il s’agit d’un levier d’innovation, de différenciation et de productivité accessible et que l’implication du dirigeant est primordiale pour obtenir des résultats optimaux. Quand on sait que Montréal est depuis 2009 désignée sous l’appellation internationale prestigieuse de « ville UNESCO de design », nos entreprises n’ont aucune excuse pour se défiler.


Notes

1 enquête sur la perception et l’utilisation du design industriel 2015, Québec, ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation du Québec, 2015.

2 le secteur manufacturier avancé – enquête sur l’automatisation du secteur manufacturier au Québec 2017, Alliance canadienne pour les technologies avancées, 2017.