Jean-Jacques Stréliski / Isabelle Salmon / Numéro 7

Jean-Jacques Stréliski / Isabelle Salmon - Numéro 7


Souvenez-vous de ces petits bonheurs. De cette première gorgée de bière bien fraîche1, lentement avalée, les yeux mi-clos, par une chaude soirée d’été à la terrasse de votre bistrot favori. Tout comme, en fin de lunch, cette dernière goutte d’expresso sirotée jusqu’à effacer toute trace de mousse au fond de la tasse avant de reprendre le chemin du travail. Ces deux instants magiques qui nous paraissent si familiers ont, en vérité, plus d’un point en commun. Tout d’abord, ils sont de pures délectations. Ensuite, tout différents qu’ils soient, ils sont gravés depuis longtemps dans nos mémoires sensorielles. L’un au chapitre des plaisirs qui commencent, l’autre à celui de ceux qui s’évanouissent. Enfin, le seul fait de les évoquer fait spontanément écho, en nous-mêmes, à une multitude de sensations, de ressentis, d’émotions aussi riches que précises. Ces instants sont des vérités.

Pas étonnant alors que le marketing et la publicité, très avides de ces « moments référents », nous les servent et resservent à satiété, et ce, depuis fort longtemps. Sinon, comment justifier ces deux campagnes légendaires de bière et de café : « C’est l’heure de la Miller » et « Bon jusqu’à la dernière goutte » de Maxwell House ? (Et nous sommes bien d’accord : ni la bière Miller ni le café Maxwell House ne possèdent les vertus gustatives et organoleptiques des élixirs évoqués précédemment.)

Dans la même veine, vous avez aussi humé profondément les pages d’un livre à la librairie ; éprouvé un plaisir coupable à filer à bonne allure sur la voix libre de l’autoroute tandis que le trafic est congestionné sur des kilomètres dans le sens inverse ; lu, au petit déjeuner, la totalité du texte passionnant imprimé au dos de la boîte de vos céréales favorites ; toussoté au contact d’un peu de cette fine poudre de cacao sur le tiramisu ; affirmé, dans une soirée branchée, avoir vu le dernier film de Xavier Dolan alors qu’il n’en est rien, ect.

Quelques grammes de vérité dans un monde d'artifice

Dans les universités et les grandes écoles de commerce, on ne compte plus les articles, les mémoires ou les thèses sur ce sujet. Tous s’accordent pour constater l’inestimable valeur de ces « moments d’empathie » des organisations ou des marques envers le consommateur. En publicité, les stratèges des meilleures agences les ont repérés, consciemment ou inconsciemment, depuis bien longtemps : Maxwell House, par exemple, date de 1915 ! Ces perceptions inspirantes et porteuses de sens profond, que le monde de la publicité appelle les insights, sont autant de millions de fragments d’existence, véritables pépites d’or pour ceux qui savent les utiliser à bon escient. C’est-à-dire à des fins commerciales. En effet, les insights ne s’inventent pas. Ils existent. Ils représentent quelques grammes de vérité dans un monde d’artifice. Et c’est là toute leur valeur.

Le regard de l'être humain sur son humanité

La chose n’est ni nouvelle ni exclusivement réservée au commerce et au marketing. Dans un cours que je donnais récemment dans le cadre du DESS en communication-marketing à HEC Montréal, l’humoriste Laurent Paquin a révélé devant mes étudiants – éberlués et ravis – à quel point l’humour a recours à des approches similaires en scrutant nos moindres faits et gestes ainsi que nos habitudes quotidiennes pour les grossir à souhait, jusqu’à l’excès qui fait rire, insistant sur le fait que tout le succès repose sur le rythme du récit.

En humour, on appelle ces insights des référents. Je trouve ce terme très juste : c’est le regard des êtres humains qui nous renvoie à nous-mêmes.

Raconte-moi mon histoire

Ce renseignement de la part d’un humoriste est précieux. Véritables passerelles entre les êtres humains et les marques, les référents seraient donc prisés pour leurs formidables capacités narratives. En effet, de ce point de vue, leur potentiel stratégique est illimité, car ils imposent dans leur déploiement une multitude de pistes narratives à forte crédibilité émotionnelle, permettant ainsi à une marque de raconter une même histoire de mille et une façons différentes, et ce, pendant de longues années. N’oublions jamais qu’une marque est avant tout une perception dont l’actif principal est immatériel. En faisant de l’insight le corps véritable de sa narration, elle renforce à chaque message la raison pour laquelle elle existe dans le monde des affaires, intégrant du même coup le cœur du dialogue et le lien qu’elle entretient avec l’usager ou le consommateur.

Enfin, le référent n’est pas uniquement une entité singulière ou individuelle : il peut montrer des typologies tant sociales que culturelles, politiques, communautaires, universelles, etc.

Steve Jobs avait bien vu.


Notes

1 Delerm, PhilippeLa Première Gorgée de bière et autres plaisirs minusculesParis, Gallimard, coll. « L’Arpenteur », 1997, 96 pages.