Article publié dans l'édition hiver 2017 de Gestion

« Winter is coming » (« L’hiver approche »). Les amateurs de la série fantastique Game of Thrones (Le Trône de fer) auront reconnu la devise de la maison Stark, une des grandes familles du monde imaginaire de George R. R. Martin.

pierre duhamel

Pierre Duhamel, directeur général de la Fondation de l'entrepreneurship

Au sens strict, on peut y lire la crainte d’un hiver épouvantablement long et difficile, surtout dans le nord de Westeros, où règnent les Stark. Au sens plus métaphorique, cette devise abondamment répétée dans l’émission signifie que des événements à la fois imprévisibles et terrifiants sont susceptibles de bouleverser le monde et que nous devons nous en inquiéter.

L’irrésistible montée en puissance de la droite populiste et nationaliste qui s’est manifestée aux États-Unis avec Donald Trump et au Royaume-Uni avec le vote en faveur de la sortie du pays de l’Union européenne ainsi que l’étonnante popularité de l’extrême droite en France, en Allemagne et dans les pays d’Europe centrale pourraient annoncer de redoutables tempêtes commerciales, un gel des grands accords commerciaux et de fortes bourrasques protectionnistes.


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L’hiver approche donc, poussé par un fort vent de mécontentement. Des couches importantes de la société se sentent déclassées et abandonnées par des gouvernements perçus comme étant déconnectés de leurs préoccupations et à la solde d’intérêts puissants sur lesquels les gouvernants n’ont aucun contrôle. Par exemple, les deux tiers des Américains estiment que le système économique n’est pas juste et ne favorise que les élites économiques et culturelles.

Peut-on le leur reprocher ? Une étude récente du McKinsey Global Institute révélait que 81 % de la population américaine se trouve dans une tranche de revenus où la rémunération n’a pas bougé et a même reculé au cours de la dernière décennie. Cette proportion atteint 97 % en Italie, 70 % en Grande-Bretagne et 63 % en France. Au même moment, la moitié des actifs mondiaux sont détenus par un petit groupe représentant environ 1% de la population.

L’économie tourne partout au ralenti et la tendance est lourde. Le PIB par habitant a crû de 2,2 % en moyenne par année aux États-Unis entre 1947 et 2000, mais la croissance n’est que de 0,9 % par année depuis 2001.

Les facteurs qui expliquent ou qui illustrent cette léthargie sont nombreux.

D’abord, on crée moins de nouvelles entreprises, même aux États-Unis, où le pourcentage des entreprises en démarrage n’a représenté que 8 % de l’ensemble des sociétés actives en 2011, contre 15 % en 1978. Le vieillissement de la population et une augmentation plus faible que prévu de la main-d’œuvre active plombent aussi l’économie et on soupçonne que des millions de jeunes Américains ont même renoncé à se trouver un emploi.

En 2011 et 2012, le mouvement Occupy Wall Street a pu laisser croire à un grand élan populaire de gauche contre les inégalités, la précarisation de l’emploi et la mondialisation, mais le vent souffle plutôt en provenance de la droite. Le mécontentement des classes populaires tire sa principale source dans un nationalisme musclé et dans le rejet des élites dites cosmopolites.

La mondialisation est devenue l’ennemie, et l’immigrant, l’adversaire. L’ennemi n’est pas le patron mais l’entreprise étrangère dont la vente des produits est tenue responsable de la fermeture des usines de la région. Le problème n’est pas la sous-scolarisation d’une main-d’œuvre incapable de s’ajuster à l’économie moderne mais la présence d’immigrants, accusés de s’approprier les emplois existants.

Or, la réalité des pertes d’emplois est beaucoup plus complexe que l’arrivée de travailleurs étrangers ou de concurrents chinois ou mexicains.

Dans une étude récente, les économistes Allan Collard-Wexler, de l’université Duke, et Jan De Loecker, de Princeton, se sont penchés sur les quelque 400 000 emplois perdus dans la sidérurgie américaine (76 % de la main-d’œuvre) depuis 19731. Le modèle industriel a changé et les sidérurgistes ont fermé les vieilles usines pour les remplacer par de petites aciéries beaucoup plus productives. On a produit autant d’acier, mais avec beaucoup moins de travailleurs. Les importations ne représentent que de 20 % à 25 % du marché intérieur.

Les cinq millions de travailleurs qui ont perdu leur emploi dans le secteur manufacturier américain ne voient pas la situation avec le même détachement. Ce sont eux qui ont constitué le principal bataillon des électeurs de Donald Trump. Ils sont les grands perdants de la mutation économique des dernières années et ils sont exaspérés.

Les femmes, maintenant plus instruites que les hommes et majoritaires dans la quasi-totalité des facultés universitaires, ont quant à elles bénéficié des transformations du marché du travail, qu’elles ont pleinement investi. Les femmes qui ont un diplôme universitaire ont voté majoritairement pour Hillary Clinton à l’élection présidentielle de novembre dernier.

Dans son livre intitulé The End of Men and the Rise of Women, publié en 2012, la journaliste américaine Hanna Rosin montrait que l’économie se féminisait. Sur les trente professions ou métiers susceptibles d’être les plus en demande au cours de la prochaine décennie, vingt conviennent particulièrement aux femmes puisqu’ils nécessitent des diplômes et de bonnes compétences relationnelles. Les jeunes femmes auraient aujourd’hui un revenu médian plus élevé que les jeunes hommes dans presque tous les centres urbains des États-Unis.

Hanna Rosin a ainsi sonné le glas de la société dominée par les hommes et annoncé le remplacement de celle-ci par une société contrôlée par les femmes. C’était compter sans les Donald Trump de ce monde.


Notes

1. De Loecker, J., et Collard-Wexler, A., « The Productivity Impact of New Technology : Evidence from the US Steel Industry », Microeconomic Insights, 25 juillet 2016.