Article publié dans l'édition Hiver 2019 de Gestion

La culture d’entreprise est devenue un élément de différenciation déterminant pour les organisations. Non seulement elle améliore l’expérience de travail du personnel, mais elle attire autant qu’elle fidélise les meilleurs talents. Comment renforcer votre culture d’entreprise et faire en sorte qu’elle mobilise véritablement vos employés et vos partenaires d’affaires ? La réponse est simple : le nudge ! Aperçu d’une méthode de gestion innovante.

La méthode du nudge, proposée et popularisée par Richard Thaler, lauréat du prix Nobel d’économie en 2017, et par le juriste et philosophe américain Cass Sunstein, s’inspire des plus récentes découvertes en psychologie sociale. Le nudge est en fait une méthode d’influence destinée à agir sur le processus de prise de décisions d’individus ou de groupes. Il mobilise la suggestion et la motivation plutôt que la contrainte et le contrôle tout en protégeant la liberté de choix.

Le mot nudge1 a deux sens en anglais. Il signifie tout d’abord « pousser du coude pour attirer discrètement l’attention de son voisin », mais il signifie aussi « donner un coup de pouce pour susciter ou encourager certains comportements ». L’exemple d’une maman éléphant qui, d’un léger coup de trompe, remet gentiment son petit sur la bonne voie illustre bien cette deuxième signification.

Ce coup de pouce a pour but de faire évoluer certains comportements en ayant recours à l’activation de biais cognitifs, émotionnels ou sociaux*. Richard Thaler cite ainsi le « biais du statu quo » (une façon élégante de parler d’inertie), selon lequel les gens ont généralement tendance à favoriser le statu quo ou ce qu’on appelle couramment l’option par défaut. Par exemple, les fabricants de téléphones portables programment dans leurs appareils un nombre précis de sonneries avant qu’un appel entrant ne soit dirigé vers la messagerie. Qui donc se donne la peine de modifier cette option par défaut ? Bien peu de gens, sans aucun doute. Il s’agit d’un simple cas de figure, mais il est appuyé par des études économiques2 qui confirment qu’une majorité d’utilisateurs conservent la plupart des options par défaut, même lorsque l’enjeu est beaucoup plus important (des choix de placements en épargne retraite, par exemple). Et notre aversion au risque est un facteur qui accentue notre tendance à l’inertie. Les processus de prise de décision humains répondent donc à un ensemble complexe de biais qu’on ne peut pas réduire à une conception unique et réductrice des motivations du comportement.


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Homo economicus ou Homo sapiens ?

système automatique versus système réflexifLa théorie économique classique s’appuie sur le concept de l’Homo economicus, selon lequel les gens prennent systématiquement des décisions rationnelles afin de maximiser leur bien-être. Cette conception théorique de l’individu ne tient pas compte des imperfections humaines, notamment la faculté d’oublier et l’effet subjectif des émotions en matière de prise de décisions. Nous sommes donc des créatures bien imparfaites.

En tant qu’Homo sapiens, nous avons deux systèmes cognitifs : le système automatique, qui relève de la réaction instinctive, et le système réflexif, qui est assimilable à la pensée consciente.

Afin de nous familiariser avec nos deux systèmes cognitifs, amusons-nous avec une petite devinette3. Notez sur une feuille de papier la première réponse qui vous vient à l’esprit, puis attendez une minute. Relisez ensuite la devinette pour vérifier si vous arrivez à une réponse différente.

Une raquette et une balle coûtent 1,10 $ au total. La raquette coûte 1 $ de plus que la balle. Combien coûte la balle ?

La plupart des gens répondent instinctivement « 10 ¢ ». Mais c’est erroné : si la balle coûte 10 ¢ et si la raquette coûte 1 $ de plus que la balle (donc 1,10 $ à elle seule), alors la balle et la raquette coûtent 1,20 $ au total. La bonne réponse est donc 5 ¢ : une balle à 5 ¢ et une raquette à 1,05 $ (donc 1 $ plus chère) donnent bien 1,10 $. Notre système cognitif automatique est une victime idéale pour ce type de piège. Heureusement, nous pouvons compter sur notre système réflexif pour nous tirer d’affaire lorsque des problèmes similaires se posent.

Le nudge : une méthode adaptée à l’Homo sapiens

Richard Thaler illustre de façon amusante le fonctionnement parallèle de nos deux systèmes cognitifs en empruntant à la culture populaire. Selon lui, nous avons tous une part de Spock, le célèbre personnage de la série télévisée Star Trek, dont le système réflexif lui donne une solide emprise sur le cours des choses. Toutefois, nous avons aussi un peu d’Homer Simpson en nous : la méthode du coup de pouce peut inspirer de meilleures décisions à cette part moins rationnelle de nous-mêmes en tirant profit des biais cognitifs, émotionnels et sociaux de notre système automatique.

La méthode « coup de pouce » à l’œuvre

Escaliers musicaux à Los Angeles.

Escaliers musicaux à Los Angeles. Chacune des marches émet une note de musique lorsqu’on pose le pied dessus.

L’aspect ludique des choses de la vie quotidienne constitue un levier puissant pour influer efficacement sur le processus décisionnel des gens. Les deux exemples suivants sont révélateurs à cet égard. Ainsi, afin d’inciter les passants sur Hollywood Boulevard, à Los Angeles, à faire un peu plus d’exercice en grimpant les escaliers à pied plutôt que d’emprunter les escaliers mécaniques, on a décidé il y a quelques années de peindre les marches en touches de piano et de les doter d’un dispositif capable d’émettre des notes de musique lorsqu’on pose le pied dessus. Résultat : une augmentation de 66 % du nombre de personnes qui utilisent les bons vieux escaliers traditionnels. Signalons une autre idée originale : des cendriers transparents installés à Londres, en Angleterre, dans lesquels les mégots de cigarettes servent de bulletins de vote. Résultat : l’installation de ce dispositif a permis de réduire de 46 % la quantité de mégots jetés par terre sur la voie publique.


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Comment s’y prendre

Comment peut-on tirer le plein potentiel de coups de pouce comme ceux-là afin de renforcer une culture d’entreprise ? Il est essentiel de respecter deux règles de base si on veut que les effets de cet outil restent positifs :

  • Il faut toujours respecter la liberté de choix des membres du personnel;
  • On ne doit assortir ces coups de pouce d’aucune contrainte (financière ou autre) pour les employés.

Il existe de très nombreuses possibilités d’intervention : une entreprise peut appliquer cette méthode au bénéfice de la santé de ses employés, de ses environnements de travail ou de sa responsabilité sociale. La première étape consiste à déterminer les comportements qu’on veut encourager parmi ceux qui correspondent à la culture de l’entreprise. On doit ensuite imaginer des coups de pouce simples dont on pourra évaluer les bienfaits. Enfin, on doit tester les initiatives choisies auprès d’un groupe témoin d’employés afin de vérifier s’il est souhaitable de les instaurer à grande échelle (voir encadré ci-contre).

Quels types de coups de pouce pouvez-vous mettre en œuvre afin de favoriser et de renforcer votre culture d’entreprise ?

  1. Disposez des paniers de fruits à plusieurs endroits afin que vos employés puissent s’y servir à leur guise. Voilà un bon exemple de mesure simple à adopter.
  2. Afin de combattre le « biais du statu quo », vous pouvez programmer l’impression recto-verso par défaut sur toutes les imprimantes de votre entreprise. Cette pratique a fait économiser pas moins de sept millions de feuilles de papier en un seul semestre à l’université Rutgers, au New Jersey4.
  3. Si vous souhaitez encourager la marche à pied parmi votre personnel, vous pouvez appliquer des autocollants sur le plancher de vos installations afin de donner l’impression qu’il s’agit d’une piste d’athlétisme.
  4. Lorsqu’on veut favoriser une culture d’entreprise basée sur la collaboration, le choix judicieux de l’emplacement des salles de toilette dans les édifices et la disposition stratégique des tables à la salle des repas peuvent faciliter les interactions entre les employés.
  5. Afin de lutter contre le syndrome du lundi matin, on peut proposer des « lundéj », c’est-à-dire des rassemblements hebdomadaires lors desquels on offre le déjeuner aux employés avant qu’ils n’amorcent leur semaine de travail. Cette initiative peut encourager les employés à rentrer au travail en douceur et avec le sourire le lundi matin.

Ces divers coups de pouce rappellent vos valeurs auprès de vos clients, de vos fournisseurs et de vos nouveaux employés. Ils favorisent l’adoption de comportements positifs et facilitent les échanges. Voilà donc une manière positive et agréable de renforcer votre culture d’entreprise au quotidien.


Notes

* Les biais cognitifs, émotionnels et sociaux sont des distorsions systématiques. Capables d’altérer la prise de décision rationnelle des individus, ils nous incitent parfois à prendre des décisions qui ne sont optimales ni pour nous ni pour la collectivité.

1- Le concept de nudge correspond lui aussi à ces deux définitions, selon Richard Thaler. Nous le traduisons par « coup de pouce » dans cet article afin de faciliter la lecture.

2- Voir notamment : Kahneman, D., et Tversky, A. (dir.), Choices, Values, and Frames, New York, Cambridge University Press, 2000, 840 pages ; Gilovich, T., Griffin, D. W., et Kahneman, D., Heuristics and Biases – The Psychology of Intuitive Judgment, New York, Cambridge University Press, 2002, 874 pages.

3- Cette devinette est tirée du test de réflexion cognitive fondé sur la recherche menée en 2005 par Shane Frederick, professeur titulaire à la Yale School of Management, et publiée sous le titre « Cognitive Reflection and Decision Making » dans le Journal of Economic Perspectives, vol. 19, n° 4, automne 2005, p. 25-42.

4- Bros, J., « Nudge : influencer les comportements en 5 étapes », Harvard Business Review France (en ligne), 13 juillet 2017.