Article publié dans l'édition printemps 2016 de Gestion

jean jacques strelinski

Jean-Jacques Stréliski, ancien vice-président et directeur général associé de Publicis Montréal et cofondateur de Cossette Montréal. Il est aussi professeur associé au Département de marketing de HEC Montréal.


Nouveau. Voilà un mot vieux comme le monde
. Un vocable familier qui, usage après usage, évoquait chaque pas de la lente marche qui nous mène au progrès. Pour cette première chronique de l'année, j'ai eu envie de m'interroger sur le sens exigeant, pour ne pas dire étourdissant, qu'il revêt aujourd'hui, tandis que cette marche s'accélère au point qu'il faille réinventer toute chose et se réinventer en permanence.

Dans mon ancien métier de publicitaire, j'ai souvent dû composer avec celui-ci. Je m'en étais fait un allié. Il était déjà, souvenez-vous, le mot espéré et recherché par tous. Marketing oblige, rien ne vendait mieux que la tendance. Mot-roi, formule d'Ali Baba pour bon nombre de messages promotionnels ou publicitaires, « nouveau » avait la cote. Comme si notre bonheur en dépendait.


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Très vite, le consommateur s'habitua à cette prolifération, à tout le moins sémantique, de promesses nouvelles. Rien n'était vraiment exigé en retour. Qu'importait le flacon, l'ivresse suffisait. Et on se mit à vendre du rêve. Coke vendait de la joie, McDo de l'amour, Évian promettait la jeunesse éternelle et Air France voulait « faire du ciel le plus bel endroit sur terre ». Le besoin primaire du consommateur, grosso modo satisfait par la prolifération de l'offre, venait de muter. Tant de promesses menaient dès lors le consommateur dans l'ère du désir. Ainsi fut fait.

Puis vint le 2.0. Le marketing se déploya en vertu d'un autre modèle infiniment plus complexe mais ô combien, disait-on, prometteur suivant un usage parfaitement désinhibé : s'adapter aux envies et aux désirs collectifs ou individuels. Ce marketing du désir allait bel et bien changer la donne. Et la production de biens et de services s'adapta donc à cette nouvelle réalité qui, au fil du temps, s'employa à métamorphoser le nécessaire en désirable et le collectif en individuel. L'économie des écosystèmes se fondit rapidement dans celle des « égosystèmes ». Selon le père du permission marketing, Seth Godin, cette tribalisation des pratiques devait contribuer encore davantage à l'affaiblissement des canaux traditionnels de la communication de masse. Il n'avait pas tort.

On aurait pu en rester là, mais force est d'admettre que cela appelait dès lors une mutation beaucoup plus profonde que le flash étoilé « nouveau et amélioré » ostensiblement exhibé sur la boîte de votre marque favorite de lessive. De nos jours, cette quête du nouveau induit par conséquent un changement plus formel en ce qui a trait aux méthodes de gestion dans l'entreprise tout autant qu'une modification des styles de gouvernance. Il ne suffit plus de promettre le nouveau. Il faut le façonner.

La demande en matière d'innovation est constante, tant pour les entreprises que pour les marques que celles-ci désirent mettre en marché. Un enjeu non sans danger. Il ne s'agit plus de suivre le seul désir du consommateur mais bien de se soumettre en partie à son diktat. 

Les marques de demain vont bien évidemment en souffrir, elles qui ont grandement contribué à organiser cette cacophonie tripative sans se rendre compte que, ce faisant, elles produisaient aussi des monstres : des consommateurs parfois narcissiques, boulimiques et, qui plus est, délateurs. Au moindre écart, à la moindre faille, ceux-ci n'hésitent pas à clouer au pilori leurs marques naguère préférées. Les cas pullulent désormais. Parmi les plus cités : Volkswagen, United Airlines (Dave Carroll), American Apparel, Abercrombie & Fitch, etc.

L'innovation, aujourd'hui, exige le sans-faute! Vendre du rêve est une chose. Le livrer en est une autre. Il y a de quoi y perdre tout sens commun. Question de fond? Question de génération? Question de mutation inéluctable? Simple évolution sémantique? Ou tout cela à la fois? Le philosophe et historien des sciences Michel Serres se veut clair et vindicatif, comme à l'accoutumée. Dans son ouvrage intitulé Petite poucette, il affirme que les jeunes ont désormais l'obligation de tout réinventer. Vaste mission, qui consiste en particulier à appréhender le monde tel qu'il se redessine avec l'avènement et l'emprise des technologies nouvelles, des médias et des nouveaux usages sociaux ainsi que des valeurs nouvelles auxquelles il aspire - et à le changer. Et il va jusqu'à ajouter que ces avancées technologiques risquent, du même coup, de nous servir et de nous asservir!


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Serres s'adresse aux jeunes, non seulement parce que ces nouveaux usages ne les effraient pas mais aussi parce que cela évite de mettre l'accent sur une sorte de constat d'évolution impossible de la part des plus vieux. Pas tant à cause de leur âge qu'en raison des résistances aux changements trop marqués, même si nous imaginons combien le déni ou, pire, le refus dévolution pourraient s'avérer fatals.

Tant de mutations s'opèrent en effet - et ce, sur tous les plans : politique, social, culturel, économique - qu'on nous indique désormais que seule la fuite en avant vers des champs inconnus reste la plus envisageable et la plus courageuse des postures. Une injonction à l'innovation à laquelle il nous paraît, dès à présent, bien difficile de nous soustraire. Pierre Giorgini, président recteur de l'Université catholique de Lille et ingénieur de formation, montre dans son dernier ouvrage, intitulé La Transition fulgurante, les aspects positifs de cette accélération inexorable. Dans un premier temps, lui aussi nous exhorte à contempler de façon réaliste l'ampleur du retard déjà accumulé dans bien des domaines. Résister n'est pas la voie. Le monde ne change pas, il a changé. Il nous enjoint aussi de comprendre la mutation de ce monde qui bascule vers un nouvel ordre, celui des modes de communication, de collaboration et de coopération entre les hommes et les machines, et qui ouvre le passage vers l'économie créative.

Autres temps, autres moeurs, autres mots. Ne constatez-vous pas, comme moi, que ces bouleversements amènent avec eux un flot de notions ou de vocables nouveaux ? Ces néologismes cherchent désormais à faire sens dans nos têtes et nos esprits d'acteurs du changement. Parmi ceux-ci, le concept de « découvrabilité » semble constituer un enjeu clé pour qualifier le chemin qui guide l'intérêt du consommateur et le mène à l'objet « digne de découvrabilité » dans un monde de surabondance en matière de communication. Néologisme ou pas, ce terme fait déjà sens, car il exprime fort bien une réalité sur laquelle se penchent un nombre grandissant de chercheurs en communication et en médias. Faire sens est forcément la réponse. 

« Les mots sans les idées, a écrit Shakespeare, ne mènent pas au ciel. » Autrement dit, à quoi bon changer les mots si on ne veut pas changer le monde?