L’idée selon laquelle on consomme trop d’électricité et qu’on devrait économiser cette ressource précieuse commence à faire son chemin au Québec.                          .

Alain Dubuc

Alain Dubuc est professeur associé à HEC Montréal.

Hydro-Québec a lancé un nouveau service, Hilo, permettant de mieux gérer la consommation.

Le ministre maintenant responsable de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, a de son côté vanté les vertus de la sobriété énergétique.

Tout cela est bienvenu. Nous aurons besoin de beaucoup d’électricité pour assurer la transition vers une société zéro carbone. Et nous savons qu’il est plus facile, et moins coûteux, de dégager des ressources électriques additionnelles en réduisant la consommation plutôt qu’en augmentant la production.

Mais peut-on modifier substantiellement les habitudes et réduire le gaspillage sans signaux de prix?  Les mécanismes de prix constituent le fondement des politiques visant à réduire l’utilisation des hydrocarbures.

Le marché du carbone ou les taxes sur le carbone servent à augmenter le prix des produits pétroliers et gaziers pour imposer une réduction de leur utilisation.

Le marché québécois de l’électricité semble échapper à ce mécanisme reconnu. Les consommateurs québécois paient leur électricité beaucoup moins cher qu’ailleurs, et rien ne laisse croire que cela va changer rapidement. Le projet de loi 2, proposé par le gouvernement de la CAQ au début de son second mandat, veut plafonner à 3% le taux d’ajustement à l’inflation des hausses tarifaires.

Il y a un consensus au Québec sur les vertus des bas tarifs. Ou plutôt, un dogme, auquel aucun politicien soucieux de sa survie ne voudra s’attaquer. C’est un sujet qu’on évite donc soigneusement dans les débats sur notre avenir énergétique. Disons que c’est l’éléphant dans le compteur d’électricité.

Pourtant, il est difficile de voir comment on pourra imposer la sobriété en matière de consommation d’électricité si on ne compte que sur le civisme des citoyens. On n’a pas beaucoup de prise quand le coût du gaspillage est dérisoire et que laisser une ampoule allumée toute une nuit ne coûte que 1,4 cent! Et que plusieurs mesures permettant de réduire la consommation ne sont pas économiques quand le prix de l’électricité est si bas.

C’est ainsi que le Québec se retrouve devant un paradoxe. Hydro-Québec et son énergie verte sont le fer de lance de la décarbonation, mais on n’applique pas à l’électricité les outils de gestion de la demande et les principes de l’écofiscalité.

Et pourtant, les données sont révélatrices. Selon les statistiques de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal, la consommation domestique moyenne par habitant au Québec, à 36 gigajoules, légèrement inférieure à celle du Canada, devance celle des États-Unis (34 GJ), celle des pays nordiques comme la Norvège (32 GJ) et la Suède (30 GJ), et celle de l’Allemagne (28 GJ). Cette surconsommation tient largement à la demande pour l’électricité, parce que cette forme d’énergie comble 72% des besoins domestiques (chauffage, climatisation, éclairage, électroménagers).

Il est difficile de ne pas déceler un certain lien causal entre cette consommation élevée et les prix. Hydro-Québec met beaucoup l’accent, dans ses publications, sur les tarifs résidentiels avantageux. En 2022, un Montréalais payait 7,59 cents/kWh avant taxes, presque deux fois moins qu’un Torontois (18,88) et quatre fois moins qu’un Bostonais (37,73) et un New-Yorkais (36,03). Les écarts sont encore plus marqués avec plusieurs pays européens : plus de 40 cents/kWh en Italie, en Espagne et au Royaume-Uni, plus de 60 cents/kWh en Allemagne et au Danemark.

Même un pays comme la Norvège, qui présente des similitudes avec le Québec parce que c’est un gros producteur d’hydroélectricité et que les citoyens se chauffent aussi à l’électricité, les tarifs, avant la pandémie, étaient deux fois plus élevés qu’ici. Cela contribue à expliquer que les cibles d’économie énoncées dans le plan stratégique d’Hydro-Québec restent modestes, à 8,2 TWh à l’horizon 2029, sur une demande prévue d’environ 200 TWh.

Mais à quoi tient l’exception québécoise? C’est un produit de notre histoire récente, qui repose sur trois fondements : le politique, l’économique et le fiscal. Sur le plan politique, après la nationalisation de l’électricité, dans les années 1960, la logique tarifaire a reposé sur l’idée que cette ressource collective devrait profiter aux citoyens grâce à des tarifs avantageux, par opposition à la constitution d’un fonds du patrimoine.

Sur le plan économique, on a défini la valeur de cette électricité par son coût de production, très bas, autour de 3 cents/kWh, parce qu’elle provient en quasi-totalité de centrales construites il y a longtemps, et non pas par la valeur déterminée par le marché, comme cela se fait pour le gaz ou le pétrole, mais aussi pour l’électricité à peu près partout dans le monde et pour la quasi-totalité des biens et des services. Pour maintenir cette anomalie, il a fallu isoler le marché domestique de l’électricité au Québec.

Sur le plan fiscal, cette situation artificielle a été renforcée par un raisonnement voulant que, comme Hydro-Québec est une société d’État et qu’une partie de ses profits procure des dividendes au gouvernement, les hausses de tarifs soient une forme de taxe, dont l’acceptabilité sociale est basse. Cette façon de voir les choses a ouvert la porte à un argument voulant que les hausses soient inacceptables parce qu’elles sont régressives, argument qu’on n’applique pas à d’autres biens essentiels, comme le logement, la nourriture, les vêtements ou les autres formes d’énergie servant au chauffage des bâtiments.

Cette dynamique sociale mène à ce qu’on pourrait décrire comme une hypersensibilité tarifaire. Par exemple, la hausse de 2,6% des tarifs en avril 2022 a fait des remous, même si son effet net était relativement modeste, soit 3,60$ par mois pour une petite maison. Ce même printemps de 2022, les fluctuations du prix de l’essence pouvaient représenter des hausses de 28$ pour chaque plein !

Est-ce à dire que je prône l’augmentation des tarifs? Je n’ose même pas. Disons que, prudemment, je suggère, du bout des lèvres, que nous devrions avoir une conversation sur la question…

Article publié dans l'édition Printemps 2023 de Gestion