Nous construisons des outils qui, à leur tour, nous façonnent. Cette expression, bien qu’elle s’applique à de nombreux domaines, prend un sens particulier lorsqu’elle est appliquée aux espaces de travail. Le « bureau » contemporain est certes un outil, mais aussi un espace de vie, de socialisation, de création et de production. Notre capacité à produire, et surtout, à innover, est donc en partie déterminée par les espaces que nous occupons. Or, contrairement à l’innovation technologique, technique ou sociale, l’infrastructure immobilière est lente à se réformer. L’immobilier, par son « immobilité », est l’un des actifs productifs parmi les plus difficiles à adapter aux nouveaux usages.

Métaphores biologiques et révolution technologique

C’est principalement par la fabrication d’espaces neufs que les usages les plus radicalement différents émergent. Bien que ces initiatives ne se comptent que par dizaines aujourd’hui, certaines préfigurent les changements profonds en cours dans la structure et la dynamique du travail. À titre d’exemple, Barcelone a inauguré il y a une dizaine d’années le Media– TIC, projet phare de l’architecte Enric Ruiz Geli. L’immeuble est doté d’une architecture largement inspirée de l’observation de phénomènes naturels et d’analogies biologiques. Ce projet biomimétique, d’une superficie de 140 000 pieds carrés (13 000 m2), a ouvert ses portes en 2007.

Media– TIC est un espace dédié aux technologies numériques et médiatiques, secteurs qui s’inspirent eux aussi des métaphores naturelles : écosystèmes, interactions, émergence, adaptabilité, mutations, etc. Le bâti et la dynamique biologique viennent donc se supporter. Dans le cas de Media– TIC, l’architecture présente deux particularités: d’abord, l’immeuble est « suspendu » du haut vers le bas à partir d’un exosquelette rigide, ce qui a permis d’économiser 40% des matériaux de construction par rapport à une construction conventionnelle, du bas vers le haut. Mais surtout, cet exosquelette est recouvert d’une série de poches d’éthylène (une variété de plastique) dont l’orientation et le volume changent en fonction de l’angle du soleil et de la température extérieure. Chaque panneau est doté de senseurs qui le rendent indépendant des autres. Le bâtiment s’ajuste donc en fonction de son environnement. Il s’adapte.

À Amsterdam, le cabinet Deloitte s’est offert The Edge, la tour à bureau « la plus intelligente au monde » selon un article de Bloomberg. L’immeuble, dont la superficie totale excède les 400 000 pieds carrés, a été qualifié de projet « le plus vert au monde ».

Grâce à ses 65 000 pieds carrés de panneaux solaires, le bâtiment produit un résultat net énergétique positif, c’est-à-dire qu’il génère davantage d’énergie qu’il n’en consomme. Un système sophistiqué permet de récupérer l’énergie calorique lors de chaleurs excessives, en plus de réutiliser l’eau de pluie, et de distribuer la lumière via Ethernet (LoE). Ces dynamiques internes sont ajustées sur la base d’informations générées par 30 000 senseurs qui permettent un suivi en temps réel de la qualité de l’air, de l’eau, de la température, de l’occupation, et d’ajuster ces éléments en fonction des préférences et paramètres des utilisateurs.

Dans la tour The Edge, 2 500 salariés se partagent 1 000 bureaux, forçant une plus grande mobilité des collaborateurs au sein des espaces, et générant des occasions de rencontre et de collaboration. C’est également une manière de favoriser une variété d’expériences « sensorielles » variant d’un étage à l’autre, voire à l’extérieur des murs, dans un Breather, chez WeWork, ou dans un café.


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L’intelligence en mode rétro

Bien évidemment, tous les immeubles à bureaux n’ont pas été construits dans cet esprit. Qui plus est, lorsque l’on pense à certaines villes européennes architecturalement figées dans le temps, comme Paris ou Vienne, le défi de l’intelligence immobilière se pose différemment.

C’est pourquoi plusieurs entreprises ont développé ces dernières années des systèmes qui s’ajoutent aux infrastructures afin d’optimiser l’existant. La société anglaise EnergyDeck fondée en 2011, en est un bon exemple.

EnergyDeck se spécialise dans l’installation et le monitoring intelligent de patrimoines immobiliers traditionnels. En ajoutant senseurs, capteurs, caméras et autres sources de données, l’entreprise est en mesure de proposer un suivi en continu de nombreux indicateurs, et d’accompagner les entreprises, les propriétaires fonciers et les comités d’entreprise dans leur transition vers des milieux de travail plus ergonomiques.

À cette proposition portant sur des immeubles individuels s’ajoute une couche de mégadonnées permettant de benchmarkerdes immeubles les uns avec les autres. En recueillant la consommation énergétique, la qualité de l’air ou la quantité de déchets générés par deux immeubles similaires, EnergyDeck peut inciter un nivellement vers le haut de la performance de l’ensemble des acteurs, en montrant que dans des circonstances similaires, on peut mieux faire. Des comparaisons interpays sont également possibles.

La chute continue du coût des processeurs, combinée à la croissance de la capacité de traitement et du développement d’algorithmes rendant possible l’automatisation, vont bientôt nous permettre d’en savoir beaucoup plus sur nos environnements immédiats. Peut-être que demain, les employés exigeront de connaître la concentration de particules fines dans leurs bureaux?

De l’immeuble à la ville

Cette approche de « domotique industrielle » constitue l’une des formes idéales d’expérimentation d’innovations qui pourront, à terme, se déployer sur l’ensemble des villes et des pays.

L’intelligence des villes, si elle constitue une transformation d’abord qualitative, doit également s’élaborer à partir d’une meilleure connaissance de la réalité géographique, climatique et urbaine, données chiffrées à l’appui. Bien que quelques expériences aient lieu, nous sommes encore loin d’un déploiement à l’échelle. Les villes emboîtent le pas, mais l’intégration est difficile, et la standardisation des données progresse lentement.

Cette transformation est également question de priorités. Des villes comme Santiago, au Chili, ont par exemple misé sur l’anticipation et la remédiation des conséquences liées aux tremblements de terre.

Mais à Montréal, quels sont donc les enjeux où nous manquons de connaissances pour agir? La qualité de l’air? L’érosion des berges? La qualité de l’eau? La fluidité des transports? Leur électrification? L’extension du wifi dans les endroits publics? Et encore, qui décidera de ce que nous mesurons? Ces données seront-elles ouvertes à tous et à toutes dans un format digeste et compréhensible? D’ici quelques années, nous pourrons jeter un éclairage plus intelligent sur ces questions, données à l’appui.