Un peu de concurrence entre les employés pour stimuler la performance d’une organisation, ça ne peut pas faire de tort... En fait, ce constat, dressé par plusieurs gestionnaires, ne serait vrai qu’en partie. Ainsi, plus la compétition touche un grand nombre de personnes, plus celles-ci auront tendance à adopter des comportements non éthiques et à les considérer comme acceptables.

Commençons par une mise en situation : vous dirigez une équipe dans une entreprise du secteur de la mécanique automobile. L’inspection de chaque véhicule prévoit une liste d’éléments à vérifier et ce travail doit être effectué en respectant un certain laps de temps. Vous savez qu’une période de grande affluence pointe à l’horizon. En plus de procéder à quelques embauches, vous souhaitez augmenter la productivité de vos employés, afin de continuer à donner un excellent service à votre clientèle. Vous songez donc à organiser un grand concours entre vos différentes succursales pour récompenser les trois employés qui arriveront à faire le plus grand nombre d’inspections dans une même journée. Pour motiver votre personnel, trois prix seront remis aux personnes les plus productives : un week-end dans un spa, un souper dans un grand restaurant et un massage d’une heure.

S’agit-il d’une bonne idée? Peut-être pas. Pourquoi? Parce que ces nombreux employés mis en concurrence risquent d’adopter des comportements non éthiques, comme sauter certaines étapes lors de l’inspection pour aller plus vite. Ainsi, votre objectif, qui consistait à toujours offrir un excellent service à la clientèle, pourrait être compromis parce que certains problèmes sur les véhicules ne seront peut-être pas détectés à temps, ce qui causerait de l’insatisfaction chez les clients.

Par contre, si vous organisez de plus petits concours, dans chacune des succursales, par exemple, vous pourriez réduire la tentation de tricher chez vos employés. Voilà ce qui ressort de l’étude que nous avons menée[1].

Plus le groupe est grand, plus il y a de tricheurs

Pour mesurer l’effet de la taille d’un groupe de concurrents sur le comportement de ceux-ci, nous avons réuni dans une salle, en échange d’une rémunération, deux groupes d’étudiants universitaires américains : un groupe composé de cinq personnes et un autre de 25. Nous leur avons demandé de résoudre dix jeux de lettres en trois minutes. Ces personnes devaient ensuite indiquer quels étaient les jeux qu’elles avaient réussis sans toutefois que nous vérifiions leurs réponses. Nous leur avons simplement dit que si elles se classaient parmi les 20% des personnes de leur groupe qui avaient obtenu les meilleurs résultats, elles recevraient jusqu’à dix dollars en bonus, soit un dollar par jeu réussi. Toutefois, elles ne savaient pas que le septième jeu de lettres était impossible à résoudre.

Résultat? Les participants du petit groupe ont déclaré moins de jeux de lettres résolus que ceux du grand groupe. Plus révélateur encore, dans le petit groupe, près de 27% des personnes ont rapporté avoir réussi le septième jeu de lettres, alors que cette proportion montait à près de 54% – soit le double – dans le grand groupe.

Alors que sentir la présence physique des autres concurrents peut mettre plus de pression sur le groupe, nous avons voulu poursuivre notre recherche dans le cadre de compétitions en ligne. Nous avons donc recréé le même genre de défis virtuels avec des groupes encore plus nombreux : un groupe composé de dix adultes américains et un autre de 100, à qui nous avons présenté huit jeux de lettres, dont trois étaient impossibles à résoudre. Encore une fois, le grand groupe a déclaré plus de jeux résolus. Puis, plus de jeux impossibles à compléter ont été rapportés comme réussis en moyenne par personne dans le grand groupe (1,15) comparativement aux résultats obtenus dans le petit groupe (0,75).

Plus de tricheurs, plus d’acceptation

Nous avons ensuite voulu comprendre ce qui se passe dans le cerveau des personnes appartenant aux petits et aux grands groupes pour que leur comportement change à ce point. Le même type d’expérience a donc été mené avec, à nouveau, des groupes de dix et de 100 adultes américains, à qui nous avons posé des questions différentes.

Par exemple, à combien évaluaient-ils le nombre de personnes qui tricheraient? Dans le petit groupe, les gens disaient en moyenne qu’il y aurait entre quatre et cinq tricheurs, alors qu’ils estimaient ce nombre à 37 dans le grand groupe. Ce qui est intéressant, c’est que même si le ratio de tricheurs estimé dans le grand groupe est plus faible (37%) que dans le petit groupe (45%), c’est le nombre absolu de tricheurs que le cerveau retient. Autrement dit, peu importe la proportion, plus le nombre est grand, plus la personne se sentira menacée et envisagera de tricher pour gagner. C’est ce qu’on appelle le biais du ratio.

On a aussi observé ce biais quand on analysait le nombre de cas de COVID-19 lors de la récente pandémie, par exemple. Ainsi, les gouvernements des différentes provinces canadiennes rapportaient souvent le nombre de cas sur leur territoire sans le mettre en relation avec leur population totale. Une province avait donc tendance à être fière d’avoir moins de cas que sa voisine, sans toutefois regarder si son ratio cas-population était meilleur.

Notre étude, qui visait à mieux comprendre ce qui se passe dans le cerveau humain, a aussi montré que plus les gens estiment qu’il y aura un grand nombre de tricheurs, plus ils trouvent que ce comportement est acceptable. Parce que, finalement, ils se disent que si plusieurs le font, cela ne doit pas être si grave.

Toutefois, dans ce troisième volet de notre expérience, comme nous n’avions pas demandé aux gens de résoudre les jeux de lettres, nous ne pouvions pas conclure qu’ils auraient fini par tricher. Nous avons rectifié ce point dans le quatrième volet de l’étude, en leur posant dans un premier temps différentes questions et en leur demandant ensuite de compléter les jeux. Les résultats obtenus sont similaires à ceux des volets précédents.

La leçon : mieux vaut privilégier les petits groupes

Que ce soit en personne, en ligne, auprès d’étudiants universitaires ou d’adultes issus de la population en général, une constante se dégage : les gens perçoivent davantage la menace des tricheurs lorsqu’on les place en compétition avec un grand nombre de personnes. Et cela fait en sorte qu’ils auront tendance à tricher davantage.

Les gestionnaires devraient donc garder ces résultats en tête lorsqu’ils imaginent des façons d’introduire un peu de compétition dans leur équipe pour améliorer la culture de performance dans leur organisation. Que ce soit pour accorder des augmentations de salaire ou des primes, mieux vaut créer des petits groupes de gens compétitifs que de grands groupes. Sinon, vous risquez de vous retrouver avec toutes sortes de comportements non éthiques parmi les membres de votre personnel qui sont prêts à tout pour gagner.

Un dernier point mérite d’être soulevé : lors de ces expériences, nous n’avons jamais expliqué aux personnes participantes quels étaient les comportements éthiquement acceptables et ceux qui ne l’étaient pas. Or, pour une organisation, il est toujours important de prendre le temps d’expliquer clairement au personnel les valeurs de l’entreprise et, par le fait même, les principes éthiques à respecter. L’explication est simple : on peut difficilement reprocher à des personnes d’adopter certains comportements répréhensibles si on ne leur a pas préalablement expliqué clairement ce qu’on attend d’elles. Des directives claires pourraient donc rassurer les personnes en concurrence et les encourager à agir de façon éthique.

Article publié dans l'édition Été 2022 de Gestion


Référence

[1] Chui, C., Kouchaki, M., et Gino, F., «Many others are doing it, so why shouldn’t I? How being in larger competitions leads to more cheating», Organizational Behavior and Human Decision Processes, vol. 164, mai 2021, p. 102-115.