Je ne sais pas pour vous, mais tous les gens que je rencontre me disent combien ils sont occupés, débordés au travail, que le rythme est incessant. «C’est fou, ça n’arrête pas!» Comme si, chaque jour, ils sauvaient le monde du chaos. Ne vous y trompez pas, je fais partie de ces gens. Quand on me demande comment ça va, je réponds souvent : «Ça va, mais ça va vite!» Est-ce objectivement le cas? Sommes-nous réellement tous assiégés de travail?

Il y a certainement des situations de surcharge de travail : lorsque des postes ne sont pas comblés faute de candidats qualifiés, que des collègues sont absents pour cause de maladie, que de nouveaux outils technologiques sont implantés sans toujours avoir la formation nécessaire et le temps de s’adapter, que des occasions d’affaires se présentent et auxquelles il est impensable de dire non. Le nombre d’absences d’employés pour épuisement professionnel et détresse psychologique est d’ailleurs en croissance depuis des années.

La réalité des gestionnaires amène aussi son lot de débordement. Non seulement ils sont encore responsables d’atteindre les objectifs fixés, mais ils doivent également encourager les membres de leurs équipes, voir à leur développement, améliorer les processus en continu, réduire les coûts, gérer les conflits, créer un milieu de travail sain, valoriser la diversité, réorganiser les horaires, faire des recommandations, remplir des rapports, implanter de nouveaux outils, prévenir le harcèlement. C’est beaucoup de responsabilités pour une même personne. On serait essoufflé à moins.

La neuroscientifique Sonia Lupien nous disait, dans une récente conférence donnée lors du congrès de l’Ordre des CRHA, que le véritable problème, selon la recherche, est la fragmentation de l’attention, qui cause la surcharge dans notre cerveau. Trop d’interruptions, de courriels, de textos, de rencontres, de notifications. Selon elle, si on organisait le travail afin de préserver des périodes d’attention soutenue (deep work), on se sentirait apaisés, moins débordés.

Mon hypothèse, c’est qu’il y a aussi le facteur de valorisation sociale de la performance : on veut montrer qu’on est constamment sollicités, donc indispensables. Tristement, ça paraît bien. On nous dit souvent que la plus jeune génération n’a pas les mêmes objectifs et qu’elle ne valorisera pas autant la réussite professionnelle, mais davantage la réussite de sa vie, sous tous ses aspects. Pour le moment, ce changement de paradigme ne saute pas aux yeux.

À preuve, de plus en plus d’auteurs, comme Fanny Rohrbacher, journaliste scientifique, commentent le phénomène du dopage cognitif pour soutenir la performance au travail, notamment chez cette génération. Par exemple, certains prennent un comprimé de Ritalin pour améliorer leur concentration et atteindre un degré de performance au-dessus de la norme.

Selon une étude britannique, 14% des gens sondés dans 15 pays, dont le Canada, ont affirmé avoir consommé des psychostimulants dans la dernière année, sans ordonnance ni suivi médical. Cette prise de médicaments peut générer des effets secondaires, comme la perte d’appétit et l’insomnie. Et si, pour contrer l’insomnie, on ajoute un somnifère, cela peut devenir un cocktail dangereux et créer de la dépendance. Pourquoi se priverait-on de cette médication qui rend plus performant si ce n’est que pour se plier aux diktats de ce que la société valorise?

La pandémie avait pourtant amené plusieurs personnes à revoir leurs choix et à vouloir se centrer sur un épanouissement personnel qui ne passait pas strictement par la glorification du travail. Il faut croire que, outre la hantise d’avoir quelqu’un qui tousse à côté de soi dans une salle de spectacle et l’adoption du télétravail, le legs de la pandémie aura été plus sobre que ce qui avait été anticipé.

Je vous rassure, je ne confonds pas le sentiment de débordement et la productivité, qui est le thème central de ce numéro. Sinon, notre productivité au Québec serait vraiment très élevée si on se fie au nombre de personnes hyperoccupées que l’on rencontre.

Être productif, c’est travailler mieux, et non pas travailler davantage. Les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle, la rareté de ressources qui appelle la créativité, les nouvelles formes d’organisation du travail, le développement des compétences liées à la collaboration, voilà̀ autant de voies qui nous permettront d’y arriver.

D’ici là, si nous nous croisons prochainement, vous et moi, que vous me demandez comment ça va à mon travail et que je vous réponds que ça va bien, que le rythme est juste correct et que je réussis à accomplir ce que j’ai à faire, je vous en prie, ne me jugez pas.

Article publié dans l’édition Hiver 2025 de Gestion