Article publié dans l'édition Hiver 2020 de Gestion

Deux professeurs de HEC Montréal proposent une relecture managériale de la mythique série Game of Thrones. Même si le traité qu’ils ont publié est petit, on peut dire que les auteurs ont vu grand !

Le Petit traité de management pour les habitants d’Essos, de Westeros et d’ailleurs s’appuie sur le cycle de romans fantastiques Le Trône de fer, de l’écrivain George R. R. Martin, un succès de librairie mondial qui a inspiré la série télévisée la plus populaire de tous les temps.


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Il a également inspiré Marine Agogué et Cyrille Sardais, tous deux professeurs agrégés au Département de management de HEC Montréal et passionnés de cette série. « Je ne dirais pas que nous étions des fans finis, mais nous l’avons aimée et nous avons vu qu’il y avait plusieurs enseignements à en tirer en matière de management », dit Cyrille Sardais, coauteur du Petit traité.

Les deux professeurs ont donc épluché les 3 000 pages de scénario des 67 épisodes qui constituent les sept premières saisons. En tout, 70 heures de visionnement et des centaines d’heures de discussion. Émaillé de nombreuses citations cultes, leur Petit traité analyse le comportement des trois héros de la série, l’orpheline Daenerys Targaryen, le nain Tyrion Lannister et le bâtard Jon Snow, qui incarnent chacun trois archétypes de légitimité managériale : charismatique, technique et organique.

L’ouvrage des deux auteurs montre non seulement comment cette légitimité opère dans le domaine du management mais aussi la façon dont elle se construit, ce qui en soi est très original.

« Depuis une vingtaine d’années, le leadership qu’on enseigne, c’est le leadership charismatique ou ses dérivés, qu’on oppose en général au leadership technique ou technocratique. Mais il y a une troisième forme, le leadership organique, qu’on pourrait aussi qualifier de traditionnel ou de collectif », explique Cyrille Sardais.

« À l’heure de Donald Trump, il est essentiel de comprendre qu’il n’y a pas que le leadership charismatique qui compte. Le leader charismatique fascine parce qu’il est spectaculaire et puissant. Mais il y a d’autres types de légitimité qui fonctionnent, même si ça donne de moins bonnes histoires. »

Des leçons tirées de la fiction

En partie inspiré de la suite romanesque française Les Rois maudits, qui a fait un tabac dans les années 1970, Le Trône de fer est un écheveau d’intrigues très riches en rebondissements qui raconte la rivalité opposant sept familles nobles lancées à la conquête dudit trône.

Mais alors que la vraie vie nous offre tant de beaux cas réels (Trump, Jobs, Kagame, McCain, etc.), pourquoi baser une étude savante sur une fiction qui se déroule dans un univers pseudo-féodal où les hivers durent des années entières et où on bichonne ses œufs de dragon ?

« Du point de vue pédagogique, ça nous paraissait plus fort. Nous voulions partir d’un cas très connu du grand public et à propos duquel nous ne pouvions rien inventer. Oui, Le Trône de fer est imaginaire, mais le scénario est bien réel et donne la même information à tout le monde. Nous ne pouvions pas aller demander aux auteurs d’enlever ce qui ne nous convenait pas. La fiction est à la fois plus caricaturale mais plus claire. Les cas réels sont souvent plus ambigus ; on n’est pas toujours sûr des faits, qui sont parfois cachés. »

Il aurait été facile de s’égarer dans cette saga qui compte une vingtaine de personnages principaux et une soixantaine de personnages secondaires évoluant dans une trame très complexe (le romancier Martin s’y est lui-même perdu au cinquième tome). Marine Agogué et Cyrille Sardais se sont donc concentrés sur le destin singulier de trois personnages qui incarnent trois formes de légitimité.

L’héroïne Daenerys Targaryen personnifie le charisme : dans sa longue marche pour reconquérir sa couronne, elle enfreint toutes les règles et devient la mère adoptive de trois dragons, qui lui assurent un terrible ascendant.

Tyrion Lannister, un nain issu d’une famille très puissante, s’impose plusieurs fois comme premier ministre par son intelligence et par ses compétences techniques.

Enfin, Jon Snow représente le management organique investi d’une mission : au sein de la Garde de Nuit, il doit sauver l’humanité menacée d’anéantissement par le royaume des morts.

Sur le mur du bureau de Cyrille Sardais figure la grille d’analyse que les deux auteurs ont appliquée. Il s’agissait de voir comment chacun de ces trois archétypes correspondait aux quatre fonctions maîtresses du gestionnaire inspirées de l’ingénieur et administrateur français Henri Fayol (1841-1925) : planifier, organiser, diriger, contrôler.

Cyrille Sardais donne ainsi l’exemple de la planification, dont la forme varie du tout au tout selon le type de leader. Là où le technicien élabore un plan formel, le leader charismatique se repose sur une vision inspirante, tandis que le leader organique cherche une raison d’être.

« Chaque type de pouvoir légitime suit sa logique managériale. Un leader va planifier, organiser, diriger et contrôler d’une manière qui lui est propre, avec sa finalité, son mode de fonctionnement et ses limites. »

En effet, en matière de planification, chacun a les défauts de ses qualités : le technicien est convaincu qu’il peut tout prévoir ; le leader charismatique se croit tout-puissant ; quant au leader organique, il doit composer avec un train-train très en deçà de la noblesse de sa mission.

Le charisme n’est pas tout

Le Petit traité s’inscrit dans un propos beaucoup plus vaste, qui vise à réhabiliter les formes de management non charismatiques. « L’être unique et extraordinaire qui fait tout lui-même et qui impose sa vision au groupe, on commence à en revenir. Cela fait 20 ans que cette figure domine toute la théorie managériale », dit Cyrille Sardais en citant les cas de Steve Jobs et de Donald Trump.

Or, nombre d’organisations sont dirigées avec succès dans un esprit de rationalité typique des ingénieurs et des avocats (c’est le management technique). D’autres sont gérées dans un esprit familial ou collégial, selon une logique de long terme, de durabilité, d’équilibre et de mission, ce que les auteurs appellent le management organique.

« Le cas de Jon Snow est très actuel. On a affaire à quelqu’un qui veut préserver le monde tel qu’il est. La promesse fondamentale du leader charismatique, c’est que demain sera forcément meilleur qu’aujourd’hui. Mais Jon Snow évolue dans un monde où la survie de l’humanité est incertaine.

Il a donc une mission; son management suppose la responsabilité, la sagesse, le collectif. Il ne peut rien faire seul. Il fédère des gens très différents, même des ennemis, autour d’une cause commune. Il ne les dirige pas vraiment : chacun continue à diriger son collectif, mais il les fait participer à une mission supérieure. »

Le Petit traité a paru en avril 2019, quelques semaines avant la sortie très attendue de la huitième et dernière saison de la série télévisée, laquelle devance largement le romancier, qui a au moins deux romans de retard sur la série. « Pour nous, la huitième saison a été du pain bénit : elle nous a permis de valider notre théorie », dit Cyrille Sardais. Bien des critiques de l’émission se sont demandé quelle mouche avait piqué l’héroïne Daenerys.

Après la reddition de la capitale assiégée, la nouvelle reine, folle de rage d’avoir vu tuer sa meilleure amie et son deuxième dragon chéri, ordonne le massacre des habitants. « Bien des téléspectateurs en ont été déçus, mais pour nous, en tant que chercheurs, il n’y avait guère de surprise. Son comportement était typique d’un management charismatique hors de tout contrôle. »

Aux sources de la légitimité

Les deux auteurs ont cependant fait une découverte inattendue qui s’est avérée capitale. « Une grosse partie de nos notes ne cadrait avec aucune des fonctions maîtresses de Fayol. Ça n’avait aucun rapport avec “planifier, organiser, diriger, contrôler”. C’est seulement à la fin que nous nous sommes rendu compte que ça concernait la construction de la légitimité, ce que nous avons appelé “l’émergence”. »

En fait, cette construction de la légitimité a acquis une importance cruciale, au point où ce thème occupe toute la première moitié du Petit traité. « Dans notre esprit, la légitimité managériale coulait de source. Dans le manuel que j’ai publié en 2015 avec Richard Déry et Anne pézet [Le Management], nous parlions des trois types de légitimité [charismatique, technique, organique] et nous théorisions sur leur style managérial respectif, mais il n’y avait rien sur la construction de cette légitimité. C’est arrivé comme par hasard. »

Une grosse partie de la trame de la série Le Trône de fer a justement trait à l’émergence inattendue de ces trois sources de légitimité. Princesse sans royaume, Daenerys Targaryen est vendue en mariage au chef d’une troupe de cavaliers nomades.

Tyrion Lannister, un nain haï des siens, est méprisé de tous. Quant à Jon Snow, qui a grandi parmi la noblesse, il reste un bâtard sans légitimité. Pourtant, après bien des péripéties, ces trois-là réussiront à s’imposer.

Dans leur ouvrage, Marine Agogué et Cyrille Sardais citent à quelques reprises ce personnage de grand mandarin castré, Varys, qui dit à Tyrion que même un « petit homme peut projeter une ombre gigantesque ». « La légitimité est dans les yeux de celui qui regarde. Un dirigeant ne peut pas prétendre être charismatique le lundi, technique le mardi et collectif le mercredi. Ce sont les suiveurs qui décident du type de légitimité qu’ils confèrent à leur chef », explique Cyrille Sardais, qui s’interroge sur les suites qu’aura cette découverte.

Comme le processus d’émergence de la légitimité est rarement décrit, quelques chercheurs à HEC Montréal ont commencé à étudier cette partie du Petit traité. Selon Cyrille Sardais, les dirigeants qui ont du succès sont ceux qui sont conséquents avec leur légitimité et qui en perçoivent bien les limites.

Le professeur convient toutefois que bien des dirigeants doivent composer avec une légitimité fluctuante. « De nombreux entrepreneurs font dans le charisme : “Je veux quelque chose et je vais l’obtenir.” Après, cette légitimité charismatique peut évoluer vers les deux autres formes de légitimité, technique ou organique, mais à la base, elle se révèle souvent dans la personnalité du leader. »

La domination légitime

Dans la littérature sur le management et sur le leadership, le Petit traité se distingue par son approche typologique qui compare trois types de légitimité plutôt que deux. « Les Américains ont tendance à penser de façon binaire : leadership de type A contre leadership de type B, leadership contre management, charisme contre technique, modernité contre tradition.

Quand on pense selon trois archétypes, c’est plus riche mais c’est plus difficile. Il faut définir des catégories qui s’appliquent aux trois », explique Cyrille Sardais. Le Petit traité s’inscrit dans le courant des typologies de l’économiste et sociologue allemand Max Weber ou de l’ex-professeure de HEC Montréal Patricia Pitcher.

Alors que le premier a décrit pour la première fois les « trois types purs » de la domination légitime dans un ouvrage posthume publié en 19211, la seconde a remis ces mêmes concepts au goût du jour dans un livre paru en 19942 et traduit en plusieurs langues depuis lors.

De nos jours, ces trois types sont toujours observables à des degrés divers, quoique la culture dominante ait tendance à favoriser l’un pour occulter les autres. Jusqu’au milieu du 19esiècle, on ne distinguait que la domination traditionnelle ou organique, car les grandes organisations étaient essentiellement la royauté, la noblesse, l’Église et l’armée. Pendant presque tout le 20e siècle, c’est la figure du technocrate qui a dominé avant que ne s’impose la figure du leader charismatique.

Cyrille Sardais note actuellement un regain d’intérêt pour le type organique. « Il a toujours été là, mais il change de couleur. » Jusqu’au début du 20e siècle, il a surtout été de nature autocratique, autoritaire ou patriarcale. Il y a 50 ans, il était plutôt paternaliste : un capitaine d’industrie pouvait prendre soin de ses employés sans vraiment leur donner le droit de parler.


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Cyrille Sardais et Marine Agogué ont préféré parler de légitimité organique plutôt que traditionnelle afin de mieux coller à notre époque où les employés ont leur mot à dire, où les patrons sont à l’écoute et où les valeurs patriarcales ont fait place à la parité.

« Ça coïncide avec de nouvelles formes d’organisations qui émergent. Dans le secteur de l’innovation, on parle beaucoup de communautés de pratique. Dans les entreprises, on parle de gestion collégiale, d’holocratie, de sociocratie, d’entreprise libérée. Nous ne sommes pas encore sûrs du nom, mais ce qui importe, c’est le groupe, le long terme, la mission. »


Notes

1 Weber, M., Économie et société, 1921.

2 Pitcher, P., Artistes, artisans et technocrates dans nos organisations – Rêves, réalités et illusions du leadership, Montréal, Québec Amérique, 1994, 272 pages.