L’exercice du leadership évolue au gré des théories qui suscitent le débat et au rythme des exigences qu’impose sa pratique quotidienne. Les individus déploient leur potentiel dans l’espace que les organisations acceptent de leur accorder. Mystérieux, peut-être insaisissable, le leadership émerge invariablement pour permettre aux êtres humains de survivre.

«J’associe beaucoup le leadership à la passion», déclare d’emblée Robert Dutton, directeur associé au Pôle Entrepreneuriat HEC Montréal qui a assuré la présidence et la direction de Rona pendant une vingtaine d’années. «Une passion nous amène à rêver. Puis on a envie de communiquer notre rêve, de s’y engager pleinement. Alors, on entraîne des gens, qui nous suivent», explique-t- il avec un enthousiasme communicatif.

Alain Brunet, professeur associé à HEC Montréal depuis qu’il a quitté ses fonctions de président et chef de la direction de la Société des alcools du Québec (SAQ), où il a laissé sa marque, nous confie que c’est la passion du métier qui l’a amené à gravir les échelons, à s’impliquer et à faire preuve de leadership. Jeune étudiant en histoire, il est entré dans l’organisation en tant qu’employé à temps partiel. «J’étais stimulé, nourri par la passion, j’avais le désir de m’engager», se rappelle-t-il.

Dans le parcours de ces deux hommes, le leadership s’est révélé, s’est construit, permettant au potentiel du leader de se dévoiler. Il semblerait que bien plus de gens qu’on ne le croit ont cette flamme en eux qui n’attend qu’à être attisée…

Depuis l’aube de l’humanité

Le leadership a toujours existé. D’un point de vue évolutif, il a servi à coordonner les actions du collectif et à orienter la prise de décisions. «Formez un groupe, amalgamez n’importe quel type d’individus, et un leader finira par en émerger. Les études le démontrent», affirme Simon Grenier, professeur adjoint au Département de psychologie de la Faculté des arts et sciences de l’Université de Montréal. Différents traits de caractère s’observent chez les gens identifiés plus spontanément comme des meneurs… sans toutefois garantir qu’ils seront de bons leaders.

Souvent, l’expert dans un domaine spécifique sera désigné naturellement : «Dans un village, le plus compétent au tir à l’arc était choisi pour mener la chasse. Dans nos organisations, il est fréquent que les experts qui performent dans un domaine pointu soient nommés à des postes de direction. C’est encore ainsi que les gens progressent. Pourtant, on aurait tout intérêt à se demander si ces individus ne sont pas plus utiles en tant que super-experts. Ont-ils réellement les aptitudes pour influencer et gérer l’humain», questionne Simon Grenier, ajoutant que le leadership est éminemment relationnel. Cette position dominante exige une capacité et un intérêt à rencontrer l’autre, à s’y intéresser sincèrement. Autrement, il ne s’agit que de gestion pure.

«Le leadership, c’est être tourné vers les gens, appuie Alain Brunet. C’est même un sport extrême sur le plan humain! Diriger une équipe est exigeant et complexe. Il est important de se remettre en question, d’écouter, de comprendre, de convaincre, de motiver, de résoudre des conflits. C’est parfois difficile, mais cette découverte de l’être humain a été la base de mon métier, ce qui m’a profondément ancré dans le leadership.» Pour l’ancien dirigeant de la SAQ, le plus grand danger qui guette le leader – et qu’il a personnellement toujours cherché à éviter – est l’isolement, ce qu’il a contourné en visitant ses succursales chaque semaine, invariablement, pour demeurer en contact avec ses employés et ses clients.

Avec la pandémie de COVID-19 qui a imposé le travail à distance, le mode virtuel a mis à rude épreuve la capacité à entrer en relation : devant un écran, les rencontres débutent rapidement et sont axées sur la tâche, éclipsant cette dimension sociale essentielle au bon fonctionnement d’une organisation. Robert Dutton se souvient qu’au début de la crise, en mars 2020, des patrons n’avaient pas rencontré leurs employés depuis la dernière fête de Noël. «Mais ils avaient envoyé plusieurs courriels! Je croise régulièrement des patrons ou des responsables de ressources humaines qui s’étonnent du peu de réponses à leurs “beaux courriels”! La dimension la plus complexe du leadership, ce sont les humains. Il faut y investir du temps, beaucoup de temps : dans des rencontres, dans la communication. Et donner aux gens l’occasion de poser des questions.» Finalement, le leadership, c’est être généreux de soi-même, résume l’ex-dirigeant de Rona.

Tout dépend du contexte

Un leader peut émerger dans un contexte difficile, une situation délicate, une crise à traverser, autant de tremplins pour celui ou celle qui décidera de prendre les devants. Robert Dutton cite l’exemple de Colette Roy-Laroche, mairesse de Lac-Mégantic lors de la tragédie ferroviaire de 2013. Cette enseignante de carrière qui n’avait aucune ambition politique a pourtant démontré un leadership admirable qui aura marqué les esprits. «Qui connaissait Colette Roy-Laroche avant l’accident? Un train déraille, détruisant le centre-ville et coûtant la vie à de nombreuses personnes, et celle-ci se révèle être ce guide sensible dont les citoyens ont alors grandement besoin. Elle a décidé de “faire une différence” pour le bien commun, souligne le directeur associé au Pôle Entrepreneuriat HEC Montréal. Les événements peuvent nous transformer en leader, mais il faut être ouvert à ça et aller au bout de soi.»

Sylvie Deffayet Davrout, psychologue, professeure et directrice de la Chaire Leadership Development à l’EDHEC Business School, en France, soutient elle aussi que certaines situations font naître les leaders. Elle rappelle que le leadership nécessite le déploiement de ressources intérieures et qu’il se caractérise par une relation d’influence visant l’atteinte d’un objectif commun. La professeure est convaincue qu’un leader se manifestera à un moment qu’il jugera, consciemment ou non, opportun. «Une chose est certaine : le leadership ne s’enseigne pas. Il s’apprend. Ça, pour moi, c’est fondamental. C’est une vision assez optimiste et développementale, évidemment. On peut bien enseigner des théories du leadership à un individu, mais ça ne veut pas dire pour autant que celui-ci développera des habiletés de direction», considère-t-elle.

Chacun possède des qualités qu’il pourrait mettre à profit dans une situation particulière, et chacune de ces ressources intérieures est singulière. «En tant que psychologue et coach, je tente d’aller chercher ce potentiel unique chez ceux et celles qui souhaitent faire le voyage», propose avec enthousiasme Sylvie Deffayet Davrout. Le leadership serait ainsi un long chemin vers soi permettant, notamment, de cultiver son intelligence émotionnelle. «Les personnes qui ont envie de diriger peuvent le faire. Je crois sincèrement à cela. Seulement, le leadership est un muscle qu’il faut entraîner régulièrement en salle de gym, traduit de manière imagée celle qui accompagne de nombreux dirigeants. C’est un travail de tous les jours : on passe un bon moment avec l’équipe et on a l’impression d’avoir de l’influence ; puis le lendemain, il faut tout recommencer!»

Le courage d’être soi

Dans ses nombreuses rencontres avec des leaders expérimentés qui endossent des responsabilités considérables, Sylvie Deffayet Davrout les entend souvent confier qu’ils manquent de confiance en eux. «Je leur réponds que c’est une bonne nouvelle! Pour moi, un leader, c’est d’abord quelqu’un qui doute. Parce que si tu ne doutes pas, tu n’es pas en mesure d’apprendre ni de remettre en question tes croyances.»

On a tort de croire que le doute nous fragilise. Au contraire, c’est une force. La professeure juge essentiel d’éduquer les dirigeants à douter, à exprimer leurs hésitations et leur vulnérabilité. Dans cette lignée du leader authentique dont on fait tant la promotion, la psychologue nomme un élément qui devrait l’enraciner : l’humilité. «Cette réelle compétence permet de distinguer ces moments où l’on est fragile de ceux où l’on est préoccupé, de sorte qu’on évite ainsi le piège de la toute-puissance et qu’on accepte de faire appel aux bonnes ressources.»

Accepter de se montrer vulnérable à certains moments, c’est faire confiance aux autres pour qu’eux-mêmes puissent émerger. C’est aussi accepter de leur donner le pouvoir de se révéler. «Le leader doit être capable de dire : “Parce que tu es meilleur que moi dans ceci, je te laisse la place”», illustre Simon Grenier. Cela demeure pourtant difficile, car certains systèmes organisationnels sont encore très hiérarchisés et fondamentalement compétitifs. «Dans une société de performance où l’on est caractérisé en fonction de résultats et de succès individuels, admettre une erreur ou laisser la place à l’autre devient impensable. C’est comme mettre sa carrière en jeu.»

Selon le professeur, il faudrait enseigner dès le jeune âge scolaire l’apprentissage par l’erreur et la flexibilité au lieu de chercher à tout contrôler. «Les enfants dont les “parents hélicoptères” les couvent à outrance, limitant ainsi la prise de risques et d’initiatives, deviennent des individus susceptibles d’avoir une estime d’eux-mêmes plus faible. Parce qu’on a trop voulu les protéger, ils ont moins de chances de s’imposer comme leaders et d’être reconnus ainsi.»

Entre le doute, l’humilité et la capacité à s’affirmer en prenant des initiatives, il y a le courage d’être soi et d’assumer sa singularité. «J’irais même plus loin : le courage d’être soi, c’est de s’aimer soi-même», exprime Sylvie Deffayet Davrout. «De plus en plus, je travaille avec ce que j’appelle les “soubassements du leadership” : développer son leadership, ce n’est pas acquérir des techniques ou des outils, c’est réfléchir à des ressentis presque inconscients, c’est revisiter ses croyances sur soi.»

Les défis d’un leadership fort et convaincant

À une époque où tout bouge en accéléré, où le monde s’est incroyablement complexifié et où la charge de travail est énorme, les attentes envers les dirigeants sont immenses. «Elles peuvent même être irréalistes, lance Simon Grenier. Le mythe du superhéros qui va tout régler persiste; nous avons encore le réflexe d’attendre un leader sauveur.» Selon lui, au lieu d’un enseignement trop centré sur les théories du leadership, il vaudrait mieux s’attarder à comprendre sa nature et laisser place à l’erreur. «Dans un monde idéal, j’aimerais des organisations dans lesquelles on effectue un retour sur ce qui n’a pas fonctionné. J’aimerais qu’on s’octroie un temps de réflexion pour comprendre qui on est, qui sont les autres. J’aimerais voir des systèmes qui valorisent réellement l’unicité des individus.»

Dans cet élan de réflexion sur le leadership, Cyrille Sardais, professeur titulaire au Département de management et titulaire de la Chaire de leadership Pierre-Péladeau HEC Montréal, note également qu’un piège guette le sauveur. «Le danger, c’est qu’il n’y ait pas de garde-fou. Beaucoup de gens s’accrochent au leader charismatique. Donald Trump en est un bon exemple», fait-il remarquer.

Selon lui, trop d’attention a été portée sur le leadership, semant une certaine confusion en ce qui concerne les responsabilités de chacun, notamment chez les cadres de haut niveau. «Le leadership n’est pas un rôle forcément dévolu au dirigeant. Je perçois davantage le leadership comme une énergie ou une impulsion qui circule dans le collectif et dont la provenance peut varier.» Quant au dirigeant, son rôle consisterait essentiellement à protéger les valeurs de l’organisation. Alors que d’autres peuvent faire preuve d’initiatives et de leadership, seul le dirigeant peut veiller à ce qui définit l’essence d’une organisation. «La bonne question à se poser, c’est : “Qu’est-ce qui ne peut être délégué?” Et je crois, quoique je puisse me tromper, que c’est au dirigeant d’être le gardien des valeurs, d’être celui qui donne un sens au travail.»

À l’origine évoqué par Bill George, éminent professeur à la Harvard Business School, le leadership authentique cherchait à désigner un leadership de substance par opposition à un leadership d’apparence. Si les psychologues et certains praticiens se sont par la suite emparés de l’expression et l’ont sensiblement fait dévier de son ambition initiale, il reste qu’il y a là une piste à suivre pour les dirigeants. «L’authenticité, ce n’est pas dire : “Je suis comme ça et vous devrez faire avec!” L’authenticité, c’est plutôt être conséquent dans la durée afin d’enraciner le sens et les valeurs. L’authenticité est un moyen d’arriver à cette cohérence indispensable qui permet de jouer véritablement le rôle du gardien des valeurs», conclut Cyrille Sardais.

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion