Article publié dans l'édition automne 2015 de Gestion

Avant les années 1980, les organisations devaient gérer le changement pour se distinguer. Entre 1980 et 2001, elles ont dû ajouter une nouvelle corde à leur arc : apprendre. Mais voilà qu’aujourd’hui, le monde change tellement vite et devient si complexe, si incertain et si volatil qu’elles doivent maîtriser une toute nouvelle compétence pour survivre : travailler en mode collaboratif. Ainsi, l’innovation, l’efficacité et la productivité passent aussi par la collaboration.

Déboulonnons tout d’abord quelques mythes. À tort, encore trop de dirigeants associent la collaboration à des pertes de temps, à des réunions qui n’en finissent plus et à des projets qui n’aboutissent jamais. Or, la collaboration, c’est beaucoup plus que la dernière approche participative. On n’adopte pas ces façons de faire pour inciter son personnel à mieux communiquer mais pour se donner de nouvelles capacités stratégiques et pour mieux soutenir son modèle d’affaires. À titre d’exemple, si la planification d’une entreprise démontre que celle-ci perd de la valeur à ne pas faire circuler les bonnes pratiques entre ses unités d’affaires, il peut s’avérer critique d’apprendre à travailler en mode collaboratif.


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Sur ce point, l’auteur du livre Collaboration, Morten T. Hansen, est d’ailleurs assez catégorique : pour produire des résultats, la collaboration doit être intégrée au plan d’affaires et s’inscrire dans la stratégie de l’organisation. Pour cette sommité en la matière, une mauvaise collaboration s’avère même plus nuisible qu’aucune collaboration du tout.

À la lumière de ces constats, une évidence s’impose : les organisations qui travaillent en mode collaboratif ne choisissent pas la voie de la facilité. La collaboration requiert de l’investissement et du temps. Plusieurs dirigeants se demanderont alors pourquoi collaborer s’il est beaucoup plus simple et plus rapide de faire les choses en solo. Eh ! bien, c’est que l’expérience tend à démontrer qu’ensemble, on va beaucoup plus loin. Tellement plus loin que, selon une récente enquête menée par IBM Global auprès de 1700 PDG évoluant à l’échelle internationale, le mode de pensée collaboratif (collaborative mindset) serait désormais la première caractéristique recherchée chez les cadres.

Quels sont les avantages de la collaboration ?

D’entrée de jeu, précisons que la collaboration peut s’effectuer tant au sein d’une organisation – entre membres de la direction, employés, services ou filiales – que dans le cadre d’alliances stratégiques avec des acteurs externes : partenaires d’affaires, investisseurs, clients.

Règle générale, cinq raisons différentes incitent les organisations à adopter le mode de travail collaboratif.

Explorer – concerter

Plus que jamais, des partenaires mettent leurs idées et leur savoir-faire en commun pour créer de nouvelles pratiques ou pour en inventer de meilleures. Leur motivation : générer des idées novatrices, améliorer leurs façons de faire et se concerter pour trouver des solutions à des défis communs. Un d’exemple : un regroupement de producteurs multimédias qui s’allient pour négocier des crédits d’impôt auprès des gouvernements.

Mieux se coordonner

Des partenaires conviennent d’harmoniser leur chaîne logistique pour améliorer leurs produits et leurs services ou encore pour offrir une meilleure expérience client. Leur but commun : mieux coordonner leurs services afin de faire circuler plus efficacement l’information stratégique et ainsi améliorer leur productivité et réduire les pertes de temps et d’argent. Par exemple, la compagnie aérienne Iberia Airlines s’est alliée à l’entreprise Alsa Bus pour offrir un service plus complet à ses clients en leur permettant d’acheter, en même temps que leur billet d’avion, leur correspondance pour le service d’autobus.

Accroître son efficacité

Une organisation décide ici de confier une fonction particulière à un partenaire interne ou externe afin de devenir plus efficace. Les objectifs : éviter les doublons organisationnels, centraliser l’expertise pour obtenir un meilleur service et réaliser des économies. Par exemple, on peut décider de collaborer avec un distributeur pour exporter ses produits plutôt que de s’établir dans un autre pays.

Créer un nouveau produit ou service

Des partenaires dont les forces et les expertises sont complémentaires s’unissent pour créer un produit ou un service novateur et pour exploiter ensemble un nouveau marché. Règle générale, un des partenaires détient déjà une pièce du puzzle et recherche des alliés pour l’aider à résoudre son casse-tête. Par exemple, Ubisoft et l’Université McGill se sont récemment alliées pour créer le premier jeu thérapeutique qui traite l’amblyopie (voir article page 64).

Être forcé de collaborer

Dans ce cas de figure, une contrainte (acquisition, crise, fusion, idée d’un visionnaire) oblige les partenaires à travailler ensemble. À titre d’exemple, certains services dans le secteur de la santé sont actuellement obligés de fusionner. Pour réussir, ces collaborations doivent toutefois s’établir rapidement sur une motivation autre que l’obligation, d’où l’importance de trouver un véritable but commun.

Composantes essentielles de la collaboration

Structure de la collaboration

Structure de la collaboration

Vous l’aurez sans doute compris, la collaboration, c’est d’abord et avant tout un certain contexte qu’il faut réussir à créer et à cultiver. Nous sommes donc loin du simple processus que l’on tente de mettre en œuvre.

Plus spécifiquement, nous distinguons trois composantes essentielles pour tirer pleinement profit d’une collaboration : la gouvernance partagée, l’intérêt supérieur commun partagé et les responsabilités partagées (voir schéma ci-dessous). L’ensemble de l’œuvre devra être soutenu par une attitude propice à la collaboration.

Pour chacune de ces composantes, certaines conditions devront être mises en place a fin de maximiser les chances de réussite.

Gouvernance partagée

L’approche coercitive ne fonctionne pas dans un contexte de collaboration. Pour maintenir un haut degré de participation et de motivation, les décisions doivent se prendre en collégialité. Toutefois, cette pratique n’est pas toujours évidente, car elle requiert plus de temps et du doigté. Si un projet regroupe des participants autoritaires ou irascibles, il y a de fortes chances que le climat ne soit pas à la collaboration.

Ainsi, la collaboration n’émergera qu’à certaines conditions.

  • Confiance et respect de l’identité de l’autre - Une forte relation de confiance doit pouvoir s’établir entre les acteurs, et ce, à trois niveaux : interpersonnel (respect à titre individuel), interprofessionnel (respect de l’expertise) et, dans certains cas, interorganisationnel lorsqu’on s’allie à des partenaires externes. Pour créer un véritable climat de confiance, tous les acteurs doivent être traités sur un pied d’égalité, et ce, même si la réalité hiérarchique est tout autre. Chaque partie doit pouvoir contribuer sans se faire dicter une marche à suivre. Il est donc très important que les acteurs mobilisés pour lancer un projet de collaboration puissent favoriser ce contexte.

  • Leader collaboratif - Tout projet de collaboration doit pouvoir reposer sur les compétences d’un champion. On reconnaît un bon leader collaboratif à sa capacité :

    • d’exercer un leadership en T: cette personne détient non seulement une expertise qui la rend crédible aux yeux des partenaires mais aussi une connaissance transversale de l’organisation (enjeux, acteurs, etc.) qui lui permet de mieux comprendre les logiques d’autrui ;

    • de partager son pouvoir : un bon leader collaboratif gère, contribue, mais ne contrôle pas. Dans ce modèle, nous n’évoluons pas dans une logique de statut mais dans une logique de rôles. Un champion doit donc faire preuve de grande maturité et d’intelligence émotionnelle pour amener le groupe à privilégier l’atteinte de résultats.

  • Intention stratégique claire - Pour assurer la réussite d’un projet de collaboration, la direction ou certains membres influents (un parrain, par exemple) doit appuyer l’initiative sur le plan stratégique. Ce soutien indique non seulement qu’il s’agit d’une priorité pour l’organisation mais aussi que les employés impliqués peuvent compter sur la direction pour défendre le projet.
  • Prise de décision conjointe - Un processus doit être mis en place afin de favoriser la prise de décision conjointe.
  • Information partagée - Les acteurs doivent faire preuve de transparence. Bien qu’essentielle à la collaboration, cette condition s’avère parfois difficile à remplir. Nous ne nous impliquons que dans les projets où la synergie est possible et qui peuvent effectivement donner 1 + 1 = 3. Sinon, nous allons perdre la véritable valeur ajoutée de la collaboration. Et pour qu’il y ait synergie, la transparence doit être au rendez-vous. Il y a bien sûr un risque à se dévoiler, mais c’est le pari à prendre pour devenir meilleur. Si nous ne donnons pas accès à nos informations critiques, nous allons collaborer à des questions plus ou moins insignifiantes et les efforts investis ne donneront pas les résultats escomptés.


Intérêt supérieur commun partagé

Nous avons aussi observé que le partage d’un intérêt supérieur commun contribue à la réussite d’un projet. Toutefois, certaines conditions s’imposent.

  • Aspiration partagée - L’intérêt supérieur commun doit être partagé tant sur le plan opérationnel que sur le plan stratégique. D’où l’importance que le projet soit soutenu par un solide plan d’affaires. Les partenaires d’une collaboration doivent aussi pouvoir compter sur une certaine compatibilité de leurs valeurs. Ainsi, lorsque la Société d’art technologique s’est associée à l’hôpital Sainte-Justine pour lancer un projet visant à améliorer et à humaniser les soins en pédopsychiatrie, les deux partenaires ont dû partager une préoccupation sociale certaine pour parvenir à leurs fins. Cette condition s’applique aussi au sein d’une même organisation où plusieurs unités doivent collaborer.
  • Partage des gains - Au-delà des retombées collectives, chaque acteur impliqué dans une collaboration doit pouvoir en tirer profit sur le plan individuel et organisationnel. Par exemple, dans le cadre d’un programme spécialisé dans le domaine des maladies chroniques, non seulement le projet doit contribuer à offrir de meilleurs soins aux patients (but commun) mais chaque participant (médecins, infirmières, psychologues, etc.) doit aussi pouvoir améliorer sa pratique.
  • Pertinence critique - La pertinence d’un projet collectif doit être jugée essentielle pour l’organisation : développement de capacités stratégiques ou acquisition de connaissances indispensables. Il est difficile, voire impossible, de partager un intérêt commun si les différents acteurs ne perçoivent pas un enjeu décisif inhérent au projet.
  • Logique de synergie créative - Collaborer doit conduire à un résultat encore plus grand que la somme des parties. Nous ne collaborons pas avant tout pour partager des dépenses ou pour réduire des effectifs. Collaborer, c’est rassembler des gens afin de favoriser la synergie créative et d’aller plus loin.
  • Esprit chevaleresque - Par respect pour les autres partenaires et surtout par souci de maintenir l’esprit de collaboration, il vaut mieux éviter de s’approprier tout le crédit lorsqu’on parle d’un projet collaboratif sur la place publique. Chaque partenaire devrait s’en tenir à valoriser la réalisation plutôt que son organisation dans le contexte du projet.

Responsabilités partagées

Dans le cadre d’une collaboration, chaque partenaire doit apporter une contribution unique, car c’est la complémentarité des expertises qui fait la force de cette approche. Les personnes qui souscrivent à un effort collectif afin de soutirer tous les bénéfices sans s’y investir sont, règle générale, vite repérées et peu appréciées. Pour le bien de la collaboration, il est parfois préférable de les exclure. Leur présence ne contribue souvent qu’à créer un sentiment d’injustice et à démotiver les troupes.

Pour éviter quelques frustrations, il vaut donc mieux définir un cadre de travail clair dès le départ.

  • Normes communes - Il est nécessaire de s’entendre sur des normes communes, qui doivent porter sur des aspects de qualité et de fonctionnement. Les partenaires déterminent ainsi des règles claires, par exemple : ne pas prendre plus de 24 heures pour répondre à un courriel. Ils doivent aussi définir ensemble les standards à atteindre. En effet, la notion de qualité n’est pas la même pour tous. Certains visent la classe mondiale alors que d’autres se contentent d’une performance moyenne. Cet exercice constitue un genre de charte d’engagement.
  • Rôles et responsabilité - Pour la réussite du projet, il est aussi très important de bien définir les rôles et les responsabilités de chacun des partenaires.
  • Perceptions de complémentarité - Lors du partage des responsabilités, il est primordial que les acteurs comprennent bien la contribution de chacune des parties et, pour ce faire, il faut d’abord avoir pris le temps de répertorier les forces et l’expertise de chacun.
  • Imputabilité - Les partenaires doivent aussi établir des règles précises en matière d’imputabilité et de gestion des risques et des différends.
  • Partage des efforts - Tous les partenaires ne produisent pas le même effort dans un projet collectif. Certains en font plus que d’autres et il faut être prêt à accepter cette réalité. Il n’y a jamais de symétrie parfaite, surtout au début d’un projet.

Attitude propice à la collaboration

Pour travailler en mode collaboratif, il faut accepter de partager les décisions, les manières de faire, les risques et les bénéfices. Il faut aussi adopter une attitude qui favorise le partage, les échanges et le désir d’atteindre ensemble un but ultime. Les projets collaboratifs qui donnent les meilleurs résultats sont notamment basés sur l’authenticité, sur la capacité à se parler franchement et sur une certaine disposition à partager son pouvoir. Ainsi, les microgestionnaires, les gens obsessionnels et les narcissiques ne font habituellement pas de bons collaborateurs. Il faut d’ailleurs être extrêmement sain et posé pour bien diriger un projet de collaboration.

Un virage incontournable

À l’ère de la mondialisation, plusieurs constats s’imposent. Les organisations ne peuvent plus agir seules. Elles doivent désormais miser sur la collaboration pour gérer la complexité. Toutes les grandes sociétés (institutions financières, compagnies d’assurances, réseaux de la santé, etc.) constatent actuellement qu’elles perdent beaucoup de valeur ajoutée à travailler en silo. Plus que jamais, leurs clients aspirent à une offre de services plus intégrée. Ils ne veulent pas devoir répéter sans cesse leur histoire. À travailler en silo, on réinvente souvent la roue et on devient moins productif. La collaboration favorise l’échange d’information stratégique entre les différentes disciplines, ce qui permet de mieux répondre aux exigences des clients ou des patients.

Pour développer de nouvelles capacités stratégiques, les organisations auraient aussi intérêt à partager davantage leurs savoirs avec des experts ou des entreprises issus d’univers complètement différents des leurs. L’innovation naît souvent de ces rencontres grandement favorisées par l’avènement des technologies sociales. À elle seule, l’entreprise Caterpillar gère 3 100 communautés de pratiques professionnelles. Depuis quelques années, l’entreprise Lego s’inspire même des recommandations de ses 100 000 consommateurs pour créer ses nouvelles générations de jeux. Collaborer avec ses clients pour innover représente d’ailleurs une tendance très lourde à l’heure actuelle. D’autres entreprises telles que L’Oréal favorisent les échanges entre générations pour créer de nouvelles connaissances. Ainsi, cette multinationale s’est alliée à un jeune diplômé pour régler un problème de recrutement. Ensemble, ils ont créé le jeu sérieux Reveal by L’Oreal, qui a permis à l’entreprise de détecter les talents de 300 000 candidats potentiels.

Ainsi, plus que jamais, la collaboration s’avère un puissant levier pour relever les défis auxquels les organisations sont actuellement confrontées. Nous vous invitons donc à en explorer les multiples facettes présentées dans ce dossier spécial.


*Article écrit en collaboration avec Liette D’Amours, rédactrice-journaliste.


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