Certes, le travail hybride comporte de multiples avantages, mais ce type d’organisation du travail peut aussi amplifier certaines inégalités. Comment éviter cet écueil?

Encore aujourd’hui, la conciliation travail-famille repose largement sur les épaules des femmes. «Même si le tableau s’est amélioré, les femmes consacrent plus de temps que les hommes aux tâches ménagères, et ce sont elles qui portent la charge mentale de la famille. Les travailleuses vont donc s’engouffrer dans le télétravail parce que cela répond à un besoin, sans réaliser les conséquences», croit Pénélope Codello, professeure agrégée au Département de management de HEC Montréal.

S’il n’y a pas encore de données de recherche à ce sujet, un phénomène semble se dessiner. «Dans les organisations qui offrent le choix, les femmes auront tendance à rester à la maison et les hommes, à se rendre au bureau», note la professeure. Résultat? Le travail des femmes risque de passer sous le radar et leur contribution, d’être sous-évaluée.

À terme, cela risque d’amplifier certains phénomènes qui existaient déjà avant le travail hybride, comme le plafond de verre. «Dans les organisations, les enjeux entourant la carrière des femmes sont souvent liés au fait qu’elles ne sont pas présentes dans les instances de décision, qu’on ne pense pas à elles quand il y un nouveau projet à confier», souligne Pénélope Codello. Pour cela, il faut se faire voir : aller à la cafétéria, à la machine à café, participer à différentes instances... «Quand on est à la maison, on est invisible», résume la professeure.

Pareille situation touche les femmes, bien entendu, mais aussi tous ceux qui ressentent de l'inconfort dans leur milieu de travail, comme l’explique Tania Saba, professeure à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire BMO en diversité et gouvernance de cette même université. «Les personnes qui étaient victimes de microagressions, par exemple, ou qui étaient moins à l’aise ont certainement trouvé dans le télétravail une façon d’avoir la paix, de rester dans leur univers, tout en étant performantes», illustre-t-elle.

Ainsi, si une personne se sent exclue pour diverses raisons (comme ses origines ou son orientation sexuelle), elle pourrait limiter le contact avec ses collègues. «En agissant de la sorte, on risque de reproduire les inégalités, alors que cela fait plusieurs années qu’on travaille sur cet enjeu, dit Tania Saba. Pourtant, on sait que les causes principales qui expliquent les sous-représentations, c’est l’appartenance au réseau, la visibilité, mais dans le contexte actuel, on néglige cet aspect.»

Selon elle, ce n’est pas la modalité hybride qui pose des difficultés, mais bien la façon dont elle se déploie. «Le problème, c’est quand l’employeur offre la possibilité de travailler de la maison, mais qu’il n’est pas très chaud à cette idée, précise-t-elle. Cela devient plus un choix individuel ou un privilège, parce que c’est en demande.» Le télétravail est alors susceptible d’être mal perçu par les supérieurs. Voilà pourquoi plutôt que d’en faire une option, il faut réfléchir autrement l’organisation du travail pour tirer le meilleur parti des deux modalités, selon la professeure.

Se faire voir

«Comment les femmes, mais aussi les autres groupes minoritaires en entreprise peuvent-ils se rendre plus visibles dans un contexte de travail hybride alors qu’on ne les voit pas? Comment s’assurer d’entendre toutes ces voix et d’avoir un accès équitable aux promotions? Ce sont des questions qu’on se pose de plus en plus», mentionne Déborah Chèrenfant, directrice régionale, Femmes en entreprise, Québec et Atlantique, à la Banque TD.

D’abord, les gens eux-mêmes doivent prendre conscience de cette invisibilité et se montrer proactifs pour sortir de l’ombre, en participant aux réunions et en multipliant les contacts ainsi que les activités de réseautage, de l’avis de Pénélope Codello. «On peut aussi solliciter plus de rencontres avec des gestionnaires ou d’autres personnes dans l’organisation pour remplacer les conversations autour de la machine à café. Et il faut oser demander des conseils ou du coaching», insiste Déborah Chèrenfant. Les employeurs doivent aussi réinventer les relations informelles en mode hybride.

Plusieurs techniques simples permettent également de laisser plus de place aux femmes ou aux personnes sous-représentées dans l’entreprise. Déborah Chèrenfant suggère de les interpeller directement en réunion pour avoir leur opinion sur les questions importantes, comme les stratégies d’affaires, surtout si elles semblent silencieuses ou si leurs collègues masculins prennent toute la place. «C’est le rôle du gestionnaire de demander leur avis, alors que plusieurs personnes n’oseront pas prendre la parole par manque de confiance», soutient la directrice.

La mise sur pied de réseaux de parrainage, au sein desquels des employés influents dans l’organisation soutiennent une personne d’un groupe sous-représenté pour l’aider à grimper les échelons, permet aussi de diminuer les écarts, d’après Déborah Chèrenfant. «Contrairement au mentorat, qui vise l’échange d’expériences, le parrainage est plus direct. On prend une personne sous son aile pendant une certaine période, pour faire en sorte qu’elle passe de directrice à vice-présidente, par exemple. »

«Dans le contexte du travail hybride, les risques qu’on observait avant sont démultipliés», résume Pénélope Codello. Il faut donc redoubler d’efforts pour les éviter.