Marie-Claude Ducas / Marie-Claude Ducas / Crédits : Isabelle Salmon / Numéro 7

Marie-Claude Ducas
Crédits : Isabelle Salmon / Numéro 7


Une spécialiste en recrutement (ce qu’on appelait il n’y a pas si longtemps une « chasseuse de têtes ») me racontait récemment qu’elle arrivait mal à pourvoir des postes – pourtant intéressants – chez beaucoup de clients : les jeunes, entre autres dans les secteurs liés au numérique, préfèrent de beaucoup travailler comme pigistes ou contractuels. « C’est plus avantageux pour eux financièrement ; mais en plus, ils ne voient pas du tout pourquoi ils s’engageraient envers une entreprise », m’expliquait-elle.

Mutations profondes

L’emploi stable, salarié et à long terme est désormais, en Occident, une espèce en voie de disparition. Même si les statistiques à cet égard sont souvent incomplètes, parfois contradictoires et toujours mouvantes, on estime qu’en 2020, plus de 40 % des Canadiens travailleront à leur compte. Aux États-Unis, ce taux pourrait atteindre les 50 %.

Par ailleurs, le « travail autonome » n’équivaut plus forcément à butiner d’un petit mandat à un autre en espérant un jour décrocher un « vrai emploi ». Il y a maintenant des contractuels en série qui préfèrent ce statut à celui de salarié ou encore des retraités qui continuent d’effectuer des mandats liés à leur première carrière ou qui lancent leur petite entreprise dans un tout autre domaine. Émerge aussi une myriade d’entrepreneurs aux profils de plus en plus éclatés grâce entre autres à des plateformes telles Tispr, Fiverr ou 99designs, qui permettent à ceux qui ont des services à offrir et à leurs clients potentiels de se rencontrer. La multinationale américaine WeWork, qui implante un peu partout ses espaces de cotravail, fait de plus en plus la promotion de sa plateforme, qui met elle aussi en contact entreprises et travailleurs autonomes.

On peut donc prévoir que le marché du travail sera en bonne partie occupé par des gens qui offriront et solliciteront des services ad hoc sur une base mensuelle, hebdomadaire, quotidienne et même horaire. Y seront offertes des compétences très diverses, notamment en rédaction, en informatique, en design, en rénovation, en coiffure, en comptabilité, en conseils juridiques, etc.

Et pourtant…


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Le choc des réalités

Il y a cependant une incroyable cassure entre ce contexte et le discours public, sans compter les modes de fonctionnement des entreprises et des institutions. Les médias utilisent encore l’expression « horaires atypiques » pour désigner tout ce qui ne correspond pas au bon vieux neuf à cinq ; des sujets comme le travail autonome, le développement des espaces de cotravail et les changements radicaux de carrière y sont encore présentés comme des « tendances » exotiques et des cas particuliers. Bien peu de gestionnaires et de dirigeants d’entreprise recrutent et gèrent vraiment en fonction de ces nouvelles réalités. Les politiquespubliques, notamment en ce qui concerne des aspects comme l’assurance chômage, les congés parentaux et les régimes de rentes, sont conçues en fonction de travailleurs salariés qui passent plusieurs années au même endroit. Les grands syndicats sont structurés pour répondre aux intérêts de ces salariés et, par conséquent, intéressent de moins en moins les nouvelles générations : demandez donc aux membres des fameuses générations « Y » et « Z » si la perspective d’avoir affaire à un syndicat les emballe.

Tout le monde a des angles morts et des idées reçues qu’il devient urgent de remettre en question.

Le travailleur nouveau

Nous devons avant tout nous rendre compte que nous sommes tous, à des degrés divers, des entrepreneurs : plus personne ne peut compter sur un employeur unique qui, de la sortie de l’école jusqu’à la retraite, va lui fournir un emploi stable, un salaire, des avantages sociaux et un régime de retraite. Tout le monde, peu importe le secteur d’activité, a donc une certaine responsabilité pour gérer tant son potentiel professionnel que ses acquis financiers. Surtout, les entreprises et leurs dirigeants ont eux aussi des responsabilités… dont ils se défilent très souvent pour l’instant. Il leur faut entre autres questionner en profondeur les modes de gestion et les notions de hiérarchie : si un employeur veut des gens qui ont de l’initiative et qui – selon le terme à la mode – se comportent en « intrapreneurs », il doit dire adieu au contrôle constant, qu’il s’agisse des horaires et des lieux de travail ou de l’autonomie professionnelle.


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D’autres questions plus globales émergent : comment peut-on se permettre de demander à des employés de faire preuve d’adhésion et de loyauté quand tant de postes sont susceptibles d’être un jour abolis au nom d’une « rationalisation » ? (Et ce sera pire encore quand on verra débarquer l’automatisation massive, amplifiée par les progrès de l’intelligence artificielle.) Sur le plan social, de nombreuses questions concernent aussi les instances gouvernementales et des organisations comme les syndicats. Comment offrir un certain filet de sécurité à tous ces gens qui seront de plus en plus souvent en phase de réorientation ? À quelles responsabilités et à quelles contraintes faut-il soumettre les entreprises en la matière ?

Vaste programme, direz-vous. C’est vrai. Mais nous n’avons pas le choix de nous attaquer à ces questions, qui représentent certains des plus grands défis contemporains en matière de gestion.

Point de vue publié dans l'édition automne 2017 de la revue Gestion.