Article publié dans l'édition été 2015 de Gestion

Par définition, un projet est unique. Toujours porté par une équipe et mené par un chef, chaque projet détient une « empreinte », soit un profil teinté par des contingences matérielles, technologiques, humaines et organisationnelles spécifiques. Un projet ne se gère qu’une fois. Comment bien le mener du premier coup et toucher la cible ? Une question que se pose non seulement le débutant, mais aussi le chef de projet expérimenté. 

Qu’est-ce qui distingue le débutant du chef de projet expérimenté et les rallie tout à la fois ? Le savoir-faire, mais surtout le savoir-être pour gérer le volet humain du projet, et une bonne dose de courage ... pour se mettre à l’avant-scène du projet! Des praticiens nous éclairent en nous offrant quelques clés.

1 - Adopter l’orientation client

Bien que les projets diffèrent selon leur type – industriel, recherche et développement, créatif, événementiel, développement organisationnel, développement durable1 –, ils sont tous porteurs de complexité, et ce, dès l’expression des besoins et de l’intention du client. Bien avant la mise en action, le chef de projet doit prendre tous les moyens possibles pour clarifier, donner du sens à la mission qui lui est confiée puisqu’il devra lui-même la faire vivre à son équipe.

« En développement organisationnel, le gestionnaire de projet fait face à l’ambiguïté, à la complexité de l’organisation cliente. Cette capacité de compréhension des organisations est primordiale et peut se développer. C’est pour cela que dans mon entreprise, un chef de projet expérimenté accompagne un débutant lorsqu’il prend en charge un mandat : pour accélérer son apprentissage d’une compétence nommée "l’orientation client". Il s’agit de l’aptitude à penser en tout temps à la satisfaction du client, à poser des actions, prendre des décisions et proposer des solutions dans son meilleur intérêt. » Nathalie Miller, présidente et passionnée, Groupe 3, firme-conseil spécialisée en développement organisationnel

En ce sens, le chef de projet traduit l’intention du client, la concrétise dans l’action et même la surpasse dans l’innovation. Penser et faire autrement, n’est-ce pas le but premier d’un projet ?

« Sortir du cadre et démontrer sa capacité à oser faire les choses différemment, à proposer des avenues audacieuses en fonction des spécificités organisationnelles pour innover et se dépasser. » Nathalie Miller

2 - Connaître ou mener un projet : un dilemme persistant

D’entrée de jeu, la question se pose : le choix du chef de projet se fait-il en fonction de ses connaissances, voire de son expertise de contenu dans un secteur donné, ou sur la base de ses habiletés à mener une équipe, soit sa capacité à assumer une bonne gestion de projet ?

« Le fait d’avoir une bonne connaissance du sujet s’avère utile dans la reconnaissance de la légitimité du chef de projet. Cependant, cette expertise, à elle seule, ne lui garantit pas la réussite et peut parfois lui nuire. En effet, un chef de projet doit déléguer plutôt qu’assumer lui-même ce qu’il connaît bien. Il faut principalement avoir de bonnes compétences sur le plan humain et user de stratégie pour rallier les différentes parties prenantes du projet et négocier avec elles l’ordonnancement des actions. Cela exige de savoir exercer son autorité au bon moment et de susciter l’engagement des acteurs et leur motivation. Ce sont donc les qualités de leader du chargé de projet qui assureront que tous travaillent dans la même direction pour l’atteinte des objectifs visés par le projet. » Isabelle Paradis, conseillère à la gestion des risques au CSSS de Saint-Léonard et Saint-Michel

Posséder de bonnes habiletés techniques augmente ses chances de se voir confier la gestion d’un projet, c’est un levier de reconnaissance professionnelle et de promotion. Démontrer des habiletés relationnelles et de communication, c’est détenir les clés du succès. Chez Ubisoft, un bureau de coaching a été mis en place à l’interne afin de soutenir l’apprentissage des chargés de projet, parce que cela s’apprend dans l’action.

3 - S’entourer des meilleurs

Recruter les membres de son équipe et se doter de ressources expérimentées peut faire toute la différence en amont du projet. Une fois qu’on a choisi nos collaborateurs, il s’agit de miser sur leurs forces, pour un rendement maximal.

« Pouvoir compter sur des ressources expérimentées constitue un plus à l’étape pré-projet, car elles sont en mesure de reconnaître les risques du projet, d’évaluer plus justement la somme de travail requise et d’en tenir compte dans la planification, d’anticiper les contraintes et de mieux estimer les coûts. Comment préparer la relève afin qu’elle devienne expérimentée ? Le mentorat, selon moi, est le meilleur outil de formation pour transmettre la connaissance tacite. » Patricia Boisvenue, PMP, chef principal de projets, Vidéotron

Par ailleurs, nous ne disposons pas toujours des connaissances ou de l’expertise à l’interne ; pour accélérer l’apprentissage, consulter les experts fait gagner du temps. Cela compte quand les délais sont serrés et incontournables.

« Lors du projet de construction et d’aménagement du Campus de Longueuil de l’Université de Sherbrooke, devant l’ampleur de ce défi inédit, je n’ai pas hésité à consulter les meilleurs dans les domaines que je ne maîtrisais pas. Cela a porté ses fruits en termes d’efficacité. Concrètement, utiliser des ressources spécialisées en rédaction d’appels d’offres pour les acquisitions de technologie et de mobilier de même qu’engager des spécialistes de la logistique des déménagements de grande envergure m’auront évité de tomber dans bien des pièges des essais-erreurs. » François Gravel, directeur administratif et du développement, Campus de Longueuil de l’Université de Sherbrooke

4 - Avoir et donner de la latitude

Pour que les projets gagnent en altitude, il faut que les chefs de projet aient de la latitude : cela se montre particulièrement vrai en recherche et développement. Cette autonomie d’action accordée au chef et à son équipe les inspire et agit comme mécanisme de protection de leur motivation – une forme d’antidote au stress. Donner de la latitude au chef de projet passe par une délégation de pouvoir clairement définie par le mandataire.

« Je crois à la victoire et aux échecs en équipe. Je ne blâme jamais les gens. Mes employés ont une obligation de moyens et non de résultat. Je suis davantage un leader par ma vision que par mes exigences envers les gens. » Gilles Pepin, président et chef de la direction, HumanWare

« Gilles nous investit de sa confiance et ça m’incite à donner mon 110 %. Il me pousse toujours à me dépasser sans mettre de pression. Il ne fait que donner la direction. » André Dubois, employé, HumanWare

5 - Adapter les outils au contexte et non l’inverse

Il existe un corpus de connaissances reconnues ainsi qu’un ensemble de bonnes pratiques qu’un chef de projet peut utiliser à bon escient pour s’organiser, soit des outils et méthodes de structuration d’un projet, de planification des tâches, d’affectation et de contrôle des ressources et enfin, de suivi des livrables et des délais. Or, tous ces outils n’en méritent l’appellation qu’à la condition d’être adaptés au contexte évolutif du projet.

« Jusqu’à quel point la méthodologie est-elle déterminante du succès en gestion de projet ? Bien qu’elle soit non négligeable et nécessaire pour sedoter de standards, de normes ou d’un langage commun, la méthodologie ne contribuerait qu’à seulement 10 % de la réussite d’un projet. C’est dire qu’elle n’est pas suffisante en elle-même, et qu’elle ne peut remplacer une bonne équipe, une proximité avec les gens sur le terrain et une rétroaction en continu sur le déroulement des activités du projet. Une bonne méthodologie permet de gagner du temps et met sur les rails un projet, mais ne rapporte pas de bénéfices relationnels en tant que tels. » Patricia Boisvenue, PMP, chef principal de projets, Vidéotron

« Au début du projet, j’ai fait une liste des tâches requises, plusieurs centaines colligées dans un tableau impressionnant, et cela m’a servi autant pour la planification que pour lancer un message clair à mes partenaires : pour y arriver, commençons dès maintenant, c’est urgent ! Et, d’étape en étape, j’ai ajusté ces points de repère à la réalité. » François Gravel

6 - Communiquer à 360°

Convaincre, rassembler les membres de l’équipe autour de modalités de fonctionnement qui se créent et fluctuent en cours de réalisation, cela exige qu’on écoute, qu’on prenne du recul et qu’on émette des messages clairs à l’ensemble de l’organisation et aux partenaires de l’externe. On ouvre la communication afin d’éviter de travailler en circuit fermé.

« Le succès d’un projet repose sur les habiletés relationnelles et de communication du gestionnaire de projet. C’est déterminant. Une fois la planification bien faite, tout passe par la communication, tout s’y joue. » Patricia Boisvenue

7 - Accepter l’incertitude et la faire vivre

Accepter l’incertitude, en faire un moteur d’analyse dans l’action, tant pour soi que pour l’équipe : tout un défi. Concrètement, cela signifie d’accompagner et de guider son équipe dans les différentes étapes du projet, alors que toute l’information n’est pas disponible. Cette tolérance à l’ambiguïté permet de prendre des décisions dans un contexte changeant et imprévisible et d’agir comme modèle.

« Dans l’incertitude, j’invoque l’intelligence organisationnelle, soit cette habileté à s’informer, à comprendre l’information recueillie et à l’utiliser de manière pertinente pour passer à l’action. Cela fait appel à une certaine finesse intellectuelle pour jongler avec des concepts variés et à faire rapidement des liens pertinents entre eux. » Nathalie Miller

8 - Faire évoluer la dynamique de l’équipe en cours de projet

Chaque projet a une « courbe de vie » spécifique comportant entre autres l’idéation, le lancement, la mise en place de l’équipe, la conception comme telle, la progression vers l’objectif, puis la finalisation marquée par la dissolution de l’équipe. Le chef de projet mène son équipe à travers ces étapes en favorisant l’apprentissage collectif et en construisant l’historique du projet.

Il fait évoluer l’équipe en adaptant son mode d’intervention en fonction de la progression du projet : de la direction à la délégation, en misant sur la confiance, la participation et la collaboration. Tout au long du trajet, il donne l’heure juste grâce à des critères d’évaluation connus de tous ; il fait ainsi la juste part entre la performance collective et la contribution individuelle.


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9 - Rallier les parties prenantes

Dans le cadre des projets de développement durable, nous pouvons en apprendre beaucoup sur l’art de la négociation et la nature des forces d’attraction. Comment en arriver à changer les comportements des parties prenantes, leur mentalité et leurs valeurs devant des enjeux souvent intangibles ou encore éloignés de leur réalité quotidienne ? Comment les convaincre de s’impliquer aujourd’hui pour que demain soit durable ?

« Pour rallier les parties prenantes, on peut miser sur une combinaison de facteurs, surtout s’il s’agit d’une cause méconnue qui a un impact direct sur l’environnement et qui requiert de modifier les perceptions des gens. Ainsi, lorsque les mythes et les fausses croyances tournent autour d’un projet fortement politisé, autant rallier les gens positivement autour d’une cause commune plutôt que de nourrir les dissensions dans la colère et l’intransigeance. On ne peut porter une noble cause dans la colère, car cela amène de la fermeture. Il vaut mieux transmettre un message porteur, rassembleur, basé sur un rationnel scientifique rigoureux où tous peuvent s’y retrouver. Il faut tendre vers un compromis pour rejoindre tous les camps, miser sur les points de convergence afin que les gens ne puissent qu’adhérer. Il est important d’élever le niveau de connaissance des parties prenantes en fournissant des informations rigoureuses et non émotives pour éviter de creuser un fossé entre elles. Cela nous demande de prendre le temps d’adapter notre langage et de pousser plus loin la cause. » Danielle Giroux, porte-parole de la Coalition Saint-Laurent pour un moratoire sur les projets d’hydrocarbures dans le golfe du Saint-Laurent

10 - Investir dans le rapport d’apprentissage

Après avoir réussi à planifier l’inconnu, à gérer les différentes étapes du projet en naviguant à vue dans l’ambiguïté, il est tentant de passer rapidement à autre chose, une fois la destination atteinte. Or, en fin de parcours, malgré le peu de ressources disponibles et l’essoufflement des membres de l’équipe, faire le bilan du projet permet de capitaliser les apprentissages inter-projets. L’un des avantages : gagner en capacité d’action, en réduisant le temps d’apprentissage dans la mise en œuvre de nouveaux projets.

« Malheureusement, les entreprises investissent peu en phase post-projet au moment de mettre le point final au projet. Or, pour qu’un projet soit formateur, encore faut-il y consacrer du temps à la toute fin pour rendre explicites les apprentissages, les capitaliser. En un mot, pour en bonifier l’investissement. » Nathalie Miller

11 - Et finalement, sous pression, ralentir

Un gestionnaire de projet est un chef d’orchestre avant tout. Il favorise l’harmonie et la coopération en soutenant son équipe au moment où la pression est à son paroxysme. Savoir calmer le jeu tout en avançant réconforte et mobilise les troupes !

« Ce qui nous a le plus impressionnés chez la gestionnaire de projet, Mme Isabelle Caron, responsable du déploiement d’un système informatisé destiné aux urgences de deux grands hôpitaux montréalais, c’est sa capacité à faire face à la pression et à soutenir son équipe. Si bien que nous avons choisi l’adage "Festina lente" pour décrire chez elle sa façon de se "hâter lentement". Tout en demeurant agile, elle sait prendre des décisions réfléchies. Elle sait passer à l’action lorsque ce n’est pas évident et que tout fait pression sur elle et son équipe. » Corina Filip, porte-parole des membres de son équipe de travail, dans le cadre d’un cours à HEC Montréal.


Note

Pour plus de détails sur ces différents types de projets, voir Aubé, C., Déry, R., Brunelle, E., Mailhot, C. (2014). Le Management des projets, JFD Éditions, 140 pages.