Le télétravail continue de bousculer l’organisation de nos sociétés. Réflexions et apprentissages inspirés du dernier livre de Sonia Lupien pour trouver la bonne formule et mieux réinventer le travail.

Après avoir vécu le télétravail pendant quelques années, bon nombre d’organisations se questionnent de nouveau sur leur politique à cet égard. Nous vivons actuellement un tournant historique, après quoi nos modes de travail seront probablement cristallisés… jusqu’à une prochaine crise majeure! C’est maintenant ou jamais le temps de bien nous positionner. Or, que faut-il retenir de tout cela d’un point de vue de gestion humaine?

La pandémie de COVID-19 n’est pas la première transformation que vit le marché du travail ni la plus grande. Toutefois, comme l’explique si bien Sonia Lupien dans son plus récent livre1, nous sommes aussi stressés aujourd’hui, car nous avons vécu une accumulation de réorganisations et de changements avec le temps. Depuis l’arrivée des premiers «travailleurs du savoir» il y a environ 200 ans, plusieurs autres transitions sociales majeures sont survenues et ont, encore aujourd’hui, une incidence sur la façon dont nous travaillons. Rappelons-nous notamment que :

- Au départ, le gestionnaire a été mis en place pour contrôler en détail le travail et calculer un nombre d’heures par jour, ce qui était la définition de la performance.

- Les femmes sont ensuite arrivées sur le marché du travail, aux prises avec un grand dilemme : celui d’être mères et travailleuses à la fois.

- Puis de nouvelles technologies sont entrées en jeu, comme le courriel et la messagerie, pour faciliter (ou dédoubler?) les communications.

Posons-nous la question : avons-nous réussi à tirer des leçons du passé? Pas toujours. Et c’est aussi le risque auquel nous faisons face à l’heure actuelle avec le passage au mode hybride à long terme. Voici ce qu’il faut retenir pour en tirer profit au maximum et éviter des faux pas.

Combien de jours devrions-nous travailler au bureau?

Dans un nombre considérable d’organisations, le débat perdure quant au nombre de jours requis pour le travail au bureau. Deux extrêmes se radicalisent parfois entre ceux qui veulent augmenter la présence au bureau et les autres, qui désirent être en télétravail à temps plein. Il est naturel de devenir sensible sur ce sujet, puisqu’il est question ici de conditions de travail, de vie familiale, de temps et d’argent. Aucun scénario parfait ne saura satisfaire tout le monde; il faudra donc nous contenter d’un compromis et de quelques règles d’exception.

Alors, devrions-nous travailler davantage au bureau ou à la maison? Les études scientifiques ont montré qu’un équilibre entre les deux est l’idéal pour de nombreuses raisons. Cependant, en poussant un peu plus loin les réflexions, osons nous demander : et si ce n’était pas la bonne question à poser?

Les écrits de Sonia Lupien nous éclairent sur une évidence : les organisations les plus en santé et les plus performantes sont celles qui s’inquiètent moins du moment et de l’endroit où les gens travaillent, et davantage de la façon dont ils le font. Voici maintenant trois questions alternatives pour guider des discussions plus constructives.

Comment mieux travailler?

Vous êtes en réunion virtuelle. Soudain, votre collègue vous pose une question dans le clavardage. Ce sera rapide, donc vous y répondez tout de suite. Puis une notification surgit de votre boîte de courriels. Vous survolerez le texte, simplement pour confirmer que ce n’est pas urgent. Cela vous fait penser que vous n’avez pas terminé votre document à envoyer avant 17 h. Vous tentez de vous concentrer sur la rédaction de la conclusion. Pendant ce temps, vous êtes toujours connecté à la réunion. Vous hochez de la tête et, lorsque votre document est envoyé, vous tentez de reprendre le fil de la discussion.

Tous les professionnels de bureau ont déjà vécu cette réalité. Néanmoins, elle a un prix, et il n’est pas viable à long terme. En effet, Sonia Lupien nous explique que le cerveau humain est incapable de se faire à ce mode multitâche; il ne fait qu’alterner d’une tâche à l’autre. Ainsi, nous sommes partout à la fois (ce qui correspond à de l’efficacité), mais nous sommes rarement vraiment productifs. Les résultats sont les suivants : nous vivons de la fatigue à la fois mentale et décisionnelle, nous ressentons plus de stress et nous sommes moins performants. À ce sujet, voici quelques statistiques qui parlent d’elles-mêmes :

- Travailler en répondant à des courriels et à des appels diminue le quotient intellectuel de 10 points, ce qui correspond à être sous l’effet du cannabis.

- Après chaque interruption, 23 minutes sont nécessaires avant de retrouver le même niveau de concentration sur la tâche initiale.

- Nous ferions donc du travail en profondeur seulement l’équivalent d’une heure par jour.

Le constat est alors on ne peut plus clair : il faut cesser de faire du multitâche. Pour accomplir un travail de qualité, nous devons traiter chaque sujet en profondeur, y accorder toute notre attention et ne rien faire d’autre.

Comment arrimer nos horaires?

Une fois que nous avons décidé d’abandonner le mode multitâche, nous en venons à distinguer deux types de temps de travail : le temps libéré planifié et le temps d’ancrage.

1) Le temps libéré planifié. Il s’agit d’un travail individuel en profondeur, loin de toute distraction et notification. Ce type de travail peut se révéler peu agréable, car nous sommes habitués à être surstimulés. Malgré tout, après quelques minutes de détermination, nous parvenons à être absorbés par la tâche. C’est ce qui aide réellement à diminuer le stress et à augmenter la performance.

2) Le temps d’ancrage. Il correspond à des moments privilégiés pour des réunions, à des échanges informels et à du travail de surface qui peut facilement être interrompu (trier des courriels, par exemple). La priorité est de connecter avec les autres, d’échanger des informations, de collaborer…

La clé pour une équipe – ou, si possible, pour toute une organisation – est de faire le même type de travail en même temps. Principalement, cela peut prendre la forme de journées communes au bureau pour tous (temps d’ancrage) et de plages horaires sans réunions ni courriels (temps libéré planifié), lesquelles se prêtent bien au télétravail. D’ailleurs, les études montrent plusieurs bénéfices individuels et organisationnels en lien avec ces mesures.

Bien que cela puisse paraître contre-intuitif, le fait de diminuer les réunions augmente la productivité, la satisfaction en emploi et même la coopération, en plus de réduire le stress. Comment cela est-il possible? C’est que plusieurs rencontres s’avèrent inefficaces – la situation est la même avec les courriels, d’ailleurs –, c’est-à-dire qu’elles ne mènent pas à l’action. Avant de cliquer sur «envoyer», nous devrions peut-être vérifier les éléments suivants (deux fois plutôt qu’une) : notre demande ou notre objectif sont-ils clairs? S’agit-il du bon canal de communication? Les bonnes personnes sont-elles sollicitées? À quel point tout cela est-il urgent?

Comment profiter des journées au bureau?

Après avoir pris connaissance des principes précédents, nous devons réfléchir à une dernière question : que pouvons-nous faire pour que notre présence au bureau ait une valeur ajoutée?

Au-delà de la réunion d’équipe hebdomadaire et du traditionnel dîner qui suit habituellement, voici des idées concrètes pour nous inspirer.

- Activités de formation interactives (ateliers, communautés de pratique, codéveloppement, stages d’observation, entraînement supervisé, etc.)

- Kiosques d’information ou de démonstration

- Rencontres entre la haute direction et le personnel

- Activités sociales (déjeuners, dîners, cinq à sept, etc.)

- Initiatives en santé et bien-être (séances de sport, de méditation, etc.)

- Activités communautaires (bénévolat en équipe, collectes de fonds, etc.)

- Célébrations (fêtes ou journées nationales, anniversaires de naissance ou de service, etc.)

- Activités de consolidation d’équipe

- Rencontres axées sur la performance et le développement de carrière

- Rencontres de bilan ou d’analyse

- Rencontres entre collaborateurs qui se connaissent peu (nouvelles embauches, comités multidisciplinaires, projets transversaux, etc.)

- Cotravail (ou coworking en anglais) : travail individuel en présence d’autres collègues pour nous motiver et nous entraider

- Rencontres entre collègues (remue-méninges, rétroaction, échange de connaissances, etc.)

À retenir

Récapitulons : il faut 1) abandonner le mode multitâche; 2) planifier séparément le temps de travail individuel et celui collectif; et 3) planifier des activités à valeur ajoutée au bureau. Or, reconnaissons-le : sous des dehors plutôt simples, ces trois principes paraissent impossibles à appliquer dans le feu roulant des urgences du quotidien.

Le cerveau humain est conçu pour craindre le changement; ainsi donc, le statu quo semble toujours préférable aux terrains inconnus. Néanmoins, en y réfléchissant plus longuement, ce dernier représente ici la réelle menace : une menace pour la santé mentale, pour les relations interpersonnelles et pour la performance organisationnelle.

Notre manière de travailler en mode hybride n’est pas viable. Oserons-nous être les acteurs du changement au sein de notre propre organisation?


Note

1 - Lupien, S., Le stress au travail vs le stress du travail, Éditions Va Savoir, 2023.