Point de vue publié dans l'édition été 2018 de Gestion

Montesquieu dans sa tombe s’est-il retourné ? Il y a fort à parier que oui en ces temps de bouleversement complet des paradigmes qui régissent nos économies contemporaines, entrées de gré ou de force dans l’ère du tout-numérique !

Jean-Jacques Stréliski/Crédits :Isabelle Salmon@Numero sept

Jean-Jacques Stréliski est l'ancien vice-président et directeur général associé de Publicis Montréal ainsi qu'un des cofondateurs de Cossette Montréal. Il est professeur associé au Département de marketing de HEC Montréal.

Une fois de plus, la technologie impose sa loi. Rien ni personne – individus, collectivités ou entreprises – n’échappe à ses diktats en ce début de XXIe siècle. Et le monde du commerce de détail non plus, comme le démontre ce numéro qui lui est consacré.

Au siècle des Lumières, Montesquieu a été le premier à établir un lien entre douceur et commerce. Il a observé les logiques, les règles, les attitudes et les conséquences de ce qui sera qualifié beaucoup plus tard de « doux commerce » par l’économiste américain Albert Hirschman, notamment dans son essai Rival Views of Market Society, paru en 1992.

Pour Montesquieu, il était clair que civilisation et commerce allaient de pair, tout comme le commerce et la communication.

Des chercheurs plus critiques1 ont par la suite remis un peu d’ordre et de cohérence chronologique dans les préceptes du philosophe français, précisant que l’économie libérale est née plus tard et que « le doux commerce » (inspirateur, semble-t-il, du libéralisme économique) n’a pas été pensé par son auteur en tant que loi universelle.

Il n’empêche que, lois ou pas, les notions émises par Montesquieu demeurent fort pertinentes.

Le commerce est pacificateur, il prédispose à l’ouverture, au dialogue, aux relations, aux accords en tout genre entre les peuples et leurs civilisations. Le philosophe a d’ailleurs écrit ceci : « L’histoire du commerce est celle de la communication des peuples. » Et ce que Montesquieu a également mis en évidence, c’est que le commerce se définit à l’origine dans son sens étymologique premier, qui fait référence à une attitude, à une posture de curiosité et d’ouverture envers l’autre. Bossuet (cité dans le dictionnaire Littré) évoquait quant à lui le comportement des êtres de « bon commerce ». Des individus motivés par l’échange et par le lien. Une forme d’amabilité. D’humanisme, en quelque sorte.


LIRE AUSSI : « Dossier L'État est-il bien géré ? - SAQ : commerce de détail, propriété d'État


De l’artisan-marchand à l’industriel du commerce

Si, à l’origine, le métier de commerçant consiste à mettre en avant son métier (d’artisan-fabricant), autrement dit son savoir-faire, et à le proposer sous la forme d’un négoce agréable, force est de constater que l’organisation et les structures du commerce moderne ont rapidement vu apparaître – selon un principe d’industrialisation – de très gros joueurs qui étaient exclusivement des détaillants (et pas du tout des fabricants). Ces acteurs de poids ont tissé avec d’autres gros joueurs, industriels, producteurs ou fabricants, des liens privilégiés et affairistes. Les grandes chaînes de distribution ont dès lors contrôlé les marchés sur deux axes principaux : le choix (le volume) et le prix. La qualité et la relation client sont ainsi passées au second plan, ces rôles relevant dès lors du marketing.

Montesquieu 2.0

La belle affaire ! Les époques et les générations changent. Au mépris de modèles trop impersonnels, une forme de démocratie commerçante – personnalisation absolue de l’acte d’achat – permet soudain à chacun de choisir et de commander chez lui les articles de son choix, forçant ainsi les très gros joueurs à revoir la donne. Toute la donne. On inverse les pratiques. Du consommateur oublié, une mutation s’opère vers le client roi et maître (en apparence) des destinées du commerce.


LIRE AUSSI : « Tout ce qu'Amazon ne fait pas... et ce que les bonzes du marketing ne vous diront pas »


Ce premier phénomène redonne au « petit » commerce un regain d’énergie. Les boutiques artisanales et spécialisées font florès. Pour le reste, il y a Internet. Des industries et des chaînes entières goûtent à la soupe amère que leur servent désormais les nouveaux consommateurs. Un dialogue inédit s’instaure, de multiples plateformes comprenant qu’il s’agit d’une variable indispensable de l’équation commerciale. Des robots – et parfois même de vrais êtres humains ! – nous parlent. Nous en sommes à peu près là. Acheter en ligne est un geste d’une facilité déconcertante. Ce n’est pas une tendance passagère mais un mouvement de fond. Et pas seulement pour les générations plus jeunes ou futures.

De philosophe à livreur

De quelques règles et préceptes édictés jadis par un esprit sage et éclairé, un homme de notre époque viendra saisir les lois et le sens. Le doux commerce passe aujourd’hui entre ses mains. Son rôle tout-puissant, personne ne l’avait anticipé. Il est pourtant évident : Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, est un livreur.

Rien n’est parfait, rien n’est idéal. Ce modèle n’est pas aussi porteur d’échanges qu’on pourrait l’imaginer. Il n’est pas culturel. Il est transactionnel. Et à terme, avec le concours de ces nouveaux industriels que sont les géants du web, il risque même de nous acheminer vers le nivellement et la dépersonnalisation de notre propre culture.

Plus moyen de dormir en paix, monsieur le baron2 !


Notes

Catherine Larrère, philosophe et professeure émérite à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, a publié « Montesquieu et le “doux commerce” : un paradigme du libéralisme » dans cahiers d’histoire – revue d’histoire critique, n° 123, 2014, p. 21-38.

Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu.